DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Pourquoi le Montréal de David Cronenberg — dans toute sa splendeur moderniste — est la ville la plus sinistre de l’histoire du cinéma

Par Justine Smith

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Vaste et complexe, le cinéma québécois vaut la peine d'être vu, exploré, décortiqué, commémoré et même pourfendu ou admiré, mais aussi rêvé, évoqué, sublimé ou carrément vécu. Portée autant par l'inspiration du moment, l'actualité générale, les souvenirs cinéphiliques ou professionnels, sa propre histoire ou celle de la société qui lui donne son souffle, et aussi les thèmes des numéros de la revue, cette section se veut à la fois une fenêtre sur le cinéma d'ici et une porte ouverte à ceux et celles qui le font. Son objectif ? Partager des expériences de notre cinéma, de ses artistes et artisan·e·s, et les ouvrir sur le monde. Mettre le cinéma d'ici en relation avec d'autres voix et d'autres regards — du dedans et du dehors, acérés ou tendres, intimistes ou universels, anecdotiques, historiques ou panoramiques, nationaux ou étrangers, mais toujours personnels.

 Claire Valade, Éditrice Cinéma québécois

 


:: Hôpital général de Montréal, 1650 av. Cedar (Rabid, 1977) [Dunning/Link/Reitman Productions / Cinépix Film Properties / et al.]

Entre 1975 et 1981, à une époque où les films taisaient fréquemment toute association avec une identité canadienne, David Cronenberg a réalisé trois films d’horreur se déroulant explicitement à Montréal [1]. Shivers (1975), Rabid (1977) et Scanners (1981) ne tentaient aucunement de déguiser leurs lieux de tournage, profitant au maximum de l’architecture distinctement moderniste de la ville pour y ancrer leurs visions apocalyptiques d’horreur corporelle.

Shivers débute sur un diaporama vantant les luxueuses commodités offertes dans le complexe résidentiel Starliner récemment construit à L’Île-des-Sœurs. Situé à 12 minutes et demie à peine du centre-ville de Montréal, le Starliner a tout ce qu’il faut pour vivre : un comptoir delicatessen, une piscine et un bureau de médecin. Derrière les lignes épurées et la structure carrée de l’édifice, ses résident·e·s seront bientôt terrorisés par des parasites charnus en formes d’étrons qui provoquent des infections orgiaques.

Le film a été tourné dans un véritable complexe résidentiel dessiné par Mies van der Rohe, le Tourelle-Sur-Rive. Considéré comme l’un des pionniers de l’architecture moderniste, Mies privilégiait un style épuré à l’extrême, qui visait à repenser les espaces intérieurs en misant sur des structures en acier et des enceintes vitrées. Shivers use de ce lieu parfaitement ordonné comme toile d’un terrifiant déferlement de violence. Cronenberg entrecoupe souvent des scènes de domesticité, comme celle d’un jeune couple s’enquérant à propos d’un appartement au rez-de-chaussée, par des scènes de meurtres brutaux se déroulant dans les étages supérieurs. Pensé comme un refuge contre les horreurs de la ville, cet édifice ultramoderne doté de tous les services, devient alors un paysage horrifique à son tour.


:: Starliner Towers, Tourelle-Sur-Rives, 100-200, rue de Gaspé (Shivers) [Cinépix Film Properties / DAL Productions]

Le contraste entre des espaces rangés et les instincts primaires de l’humanité constitue un thème récurrent chez Cronenberg. Dans Rabid, une jeune femme, victime d’un grave accident de moto, reçoit une greffe de peau expérimentale qui développe chez elle un virus semblable à la rage. Produit dans le sillon de la Crise d’Octobre 1970, le film évoque l’atmosphère de cette époque. Alors que la maladie se propage et que les gens deviennent de plus en plus violents, un politicien aux airs de Pierre Trudeau déclare la loi des mesures de guerre dans la ville.

La prédilection de Cronenberg pour les tournages en lieux réels signifie que la majorité de l’action du film se déroule au centre-ville de Montréal. Marilyn demeure dans un bloc-appartement brunâtre sur St-Mathieu ; elle se rend au cinéma Ève, depuis longtemps incendié, sur le boulevard Saint-Laurent ; et une séquence claustrophobe prend même place dans le métro, débutant sur le quai de la station Crémazie. Les rames du métro montréalais ont souvent été apparentées à un système circulatoire. En tant que telles, elles servent ici de voies de transit principales pour la « rage » titulaire. [NDLR : Rage étant le titre français du film.]


:: Appartement de Mindy Kent, 2121, rue St-Mathieu (Rabid)


:: Cinéma Ève, 1229, boulevard Saint-Laurent (incendié le 19 juillet 1993)


:: Station de métro Crémazie,
 505, boulevard Crémazie Est


:: Ruelle, centre-ville // Cavendish Mall, 5800 Boulevard Cavendish, Côte Saint-Luc

Le film présente aussi l’architecture montréalaise comme une extension du corps humain. Tandis que les scènes se déroulant dans la clinique de chirurgie plastique se complaisent dans le modernisme des murs vitrés et des espaces ouverts, la plupart des scènes d’action se déroulant dans la ville elle-même sont sales et organiques. Montréal semble fait de chair et de sang, nourri par ses habitant·e·s. Les résident·e·s, pour citer Vincent de Pasciuto-Ponte, l’urbaniste responsable de la conception des centres commerciaux souterrains de la métropole, constituent «les globules rouges d’une ville, sans qui celle-ci pâlirait, dépérirait et mourrait d’anémie.»

Le troisième et dernier film tourné par Cronenberg à Montréal est Scanners (1981). Dans ce film d’horreur de science-fiction, les scanners sont un groupe de personnes aux pouvoirs télépathiques dont l’entreprise militaire ConSec essaie d’exploiter les pouvoirs dans un but lucratif. Après qu’un scanner rebelle ait compromis ses projets, ConSec lance Cameron, un autre scanner, à ses trousses.

Le film débute dans la ville souterraine de Montréal, au milieu d’une foire alimentaire brune décorée de murs et de plafonds rouges chromés. C’est là qu’on nous présente Cameron, qui n’a pas encore appris à maîtriser ses pouvoirs. Alors qu’il tente de fuir la scène, il grimpe une série d’escaliers roulants entrecroisés. L’espace est représenté de manière chaotique, alors que des diagonales infinies viennent sectionner le cadre, amplifiant la confusion ressentie par Cameron.


:: Tour Intact, 2020, boulevard Robert-Bourassa (Scanners) [Filmplan International / Montreal Trust Company of Canada]


:: Quartier général de la ConSec, 1000, avenue St-Charles, Vaudreuil-Dorion 

Lorsque l’action du film se tourne plutôt vers le quartier général de la ConSec, la froide architecture brutaliste des lieux occupe l’avant-scène. La scène iconique de « démonstration » télékinétique, tournée dans l’auditorium D.B. Clarke de l’Université Concordia, se déroule dans un espace fermé sans fenêtres avec des murs bruns en ciment cannelé et décoré de tapis rouge sang, l’ensemble évoquant une sensation étrange, comme si on se retrouvait dans un utérus futuriste. Le reste du quartier général de la ConSec contient des éléments modernistes comme des cloisons vitrées, des espaces ouverts et du béton nu.

Plus encore que dans les deux films précédents, Scanners mise sur l’architecture moderniste montréalaise pour représenter un futur dystopique. S’intéressant à la prochaine étape de l’évolution humaine, le film souligne le caractère déshumanisant de l’architecture institutionnelle. Des éléments semblables sont également présentés dans les autres films de Cronenberg, mais ici, ils incarnent clairement une vision de notre évolution future contrôlée par les corporations.

Parmi les plus célèbres réalisateurs canadiens, Cronenberg a souvent utilisé sa terre natale comme toile de fond pour ses récits d’horreur. Cela dit, aucun décor n’emblématise mieux sa perspective cinématographique que Montréal. Tirant profit de la singulière architecture moderniste de la ville, le réalisateur dépeint la métropole québécoise comme un cauchemar de la chair dans les trois films de son cycle montréalais, où chaque recoin de vitre, d’acier ou de béton peut receler un recoin encore plus sombre de la psyché humaine.

 

 


[1] Cet article a été originellement publié dans le National Post du 25 octobre 2018.

 

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Justine Smith est une critique de cinéma qui écrit pour diverses publications, notamment Little White Lies, The National Post, The Globe and Mail, Roger Ebert, Hyperallergic et Cult MTL. Elle écrit sur le cinéma classique et récent, en se concentrant sur les questions de la représentation sexuelle et du documentaire. Elle est aussi la programmatrice pour la section Underground du Festival Fantasia. En 2015, elle a été sélectionnée comme membre de l’académie de critique de Locarno.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

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Article publié le 18 juillet 2023.
 

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