Le sport professionnel est un milieu injuste, en particulier au sein des ligues où les organisations ne sont limitées par aucun plafond salarial et où, par conséquent, des écarts souvent astronomiques finissent par se créer entre les équipes riches et les équipes pauvres. L’argent achète le talent, laissant les formations moins fortunées se débrouiller avec « les restants », les athlètes de second plan ne possédant pas les aptitudes pouvant justifier une offre de contrat faramineuse. Cette iniquité, elle est peut-être perceptible au coeur de la Ligue Majeure de Baseball plus que dans tout autre circuit sportif. Une situation qui s’avère d’autant plus frustrante pour les petits marchés, par lesquels passeront inévitablement les joueurs les plus prometteurs à leurs débuts avant de signer une entente beaucoup plus lucrative sous d’autres cieux par la suite. C’est sur ce genre de déséquilibres que se penche le présent
Moneyball, nous ramenant d’abord à la fin du match décisif de la série de divisions de 2001 ayant opposé les Yankees de New York, et leur masse salariale avoisinant les 115 millions de dollars, aux A’s d’Oakland, dont le total des rémunérations était estimé au quart de celui de leurs adversaires. Le club newyorkais remportera la partie. L’entre-saison s’annoncera dès lors des plus chargées pour le directeur général des A’s Billy Beane (Brad Pitt), qui verra ses trois joueurs étoiles s’aligner avec d’autres formations, marquant du coup le début d’une importante période de reconstruction. Une opération qui se déroulera d’une manière pour le moins inhabituelle lorsque Beane décidera de rebâtir son équipe en appliquant les théories de Peter Brand (Jonah Hill), un diplômé en économie de l’université Yale que le directeur général arracha aux Indians de Cleveland. Un tel remaniement sera toutefois loin de convaincre le groupe de dépisteurs d’Oakland, tout comme l’entraîneur chef Art Howe (Philip Seymour Hoffman).
L’hypothèse de Brand sera qu’il est tout à fait possible de mettre sur pied une équipe gagnante à partir d’un budget tout ce qu’il y a de plus modeste, et ce, même à l’intérieur d’un marché comme celui de la MLB. Une théorie relevant d’un jeu de statistiques pour le moins imposant devant déterminer quels joueurs sont les plus susceptibles de fournir les présences sur les buts et, ultimement, le nombre de points nécessaires pour que la formation californienne connaisse une saison victorieuse, avançant que la valeur d’un athlète peut être grandement exagérée ou sous-évaluée en raison d’une multitude de facteurs. Le but sera ainsi de tenter de créer une « science exacte » dans un domaine n’étant bien souvent régi que par les spéculations, ce qui motivera une série de décisions en apparence fort douteuses, telles demander à un receveur au bras amoché d’apprendre à jouer au premier coussin en l’espace de quelques mois et prendre pour joueur vedette un vétéran dont les belles années sont pourtant loin derrière lui. Le tout en tenant compte du fait que le talent brut peut céder à tout moment sous le poids de préoccupations s’étant placés en travers du sport. Une idée que
Moneyball appuiera en revenant épisodiquement sur le passé de joueur de Beane, à qui l’on prédisait un brillant avenir, mais qui, pour différentes raisons de nature psychologique, ne parvint jamais à s’imposer chez les professionnels. Le film de Bennett Miller nous entraînera ainsi au coeur d’un processus des plus ardus - et d’autant plus risqué - qui ne produira évidemment pas les effets escomptés dès le départ, nous confrontant alors à la réalité de ces marchés devant eux aussi trouver le moyen d’attirer, et surtout de conserver, une base d’amateurs assez significative pour assurer leur survie. Une attraction qui passe avant tout par la victoire.
Avec cette adaptation du bouquin
Moneyball: The Art of Winning an Unfair Game de Michael Lewis, Bennett Miller et les scénaristes Steve Zaillian (
The Girl with the Dragon Tattoo) et Aaron Sorkin (
The Social Network) auront produit un document d’une grande pertinence sur les rouages internes du baseball majeur en plus d’une oeuvre cinématographique intelligente et d’une grande efficacité dramatique. Miller, à qui l’on doit l’excellent
Capote, orchestre encore ici une mise en scène des plus abouties, abordant avec vigueur et sensibilité les enjeux de nature personnelle comme professionnelle avec lesquels devront jongler ses différents personnages. Car, comme dans tout bon drame sportif, les succès de l’équipe ne débuteront que lorsqu’un réel dialogue se sera enfin installé entre les joueurs et les dirigeants de l’organisation. Le trio ira d’ailleurs de nombreuses observations aussi justes que désopilantes sur le milieu du baseball dans son ensemble comme sur les logiques régissant une formation en particulier, sachant faire preuve de suffisamment de souplesse dans son approche tout en mettant toujours en valeur ses dialogues parfaitement tournés. Le réalisateur et ses acolytes limiteront également la présentation de séquences de jeu à l’écran afin de concentrer la majorité de leurs énergies sur les coulisses du stade, à l’image de l’obstination de Beane - qui se révélera plus tard passablement superstitieuse - à ne jamais regarder une partie en cours. Mais lorsque
Moneyball nous entraîne finalement dans le feu de l’action, la tension devient rapidement palpable. Dans la peau de Beane, Brad Pitt offre une performance nuancée, conférant une belle vulnérabilité à un personnage pourtant confiant et décontracté en apparence. La réussite de l’ensemble repose d’ailleurs en grande partie sur la chimie que l’acteur aura su développer avec sa covedette Jonah Hill tout comme sur les quelques confrontations mémorables qui l’opposeront à un Philip Seymour Hoffman toujours très convaincant, même dans un rôle aussi limité.
Le sport est une affaire de passion qui, chez les vrais amateurs, finit souvent par prendre des proportions carrément romantiques. C’est d’ailleurs cette caractéristique qui fait du drame sportif un genre aussi enlevant lorsque mis en scène avec discernement et un sens aiguisé du spectacle, évoquant les souvenirs de moments bien précis s’étant déroulés au cours d’un affrontement dont nous continuerons de parler pendant des années, mais qui, dans un schéma plus global, auront finalement eu que très peu d’incidence sur le cours d’une campagne. Une opposition entre la vision plus réaliste de Billy Beane et l’amour qu’entretient Peter Brand pour le baseball et ces instants isolés qui sera d’ailleurs superbement abordée par le trio en fin de parcours. Celui-ci donnera d’abord raison au directeur général alors que les médias en arriveront à un constat d’échec de cette expérience après que les A’s n’aient pu se rendre plus loin en séries éliminatoires que l’année précédente, et ce, malgré une fiche plus que respectable et l’exploit non négligeable de s’être emparé du record de la Ligue américaine pour le plus grand nombre de victoires consécutives.
Moneyball fait ainsi bon usage de la structure narrative tout ce qu’il y a de plus classique propre à ces histoires de sous-estimés que nous désirons tant voir réussir en bout de ligne grâce à un dosage précis de drame, de comédie et d’instants mémorables. Et même s’il relate des faits s’étant produits au début de la dernière décennie, le film de Bennett Miller parle malgré tout de l’Amérique d’aujourd’hui, et surtout de l’actuelle crise économique, tandis que le terrain de jeu prendra de nouveau la forme d’un microcosme où sévira une lutte des classes pour le moins révélatrice. Une initiative dont la pertinence sera savamment dévoilée lors d’une dernière séquence où nous verrons Beane refuser d’aller contre ses propres idéaux, et ainsi conserver toute sa dignité.