Essai | Entrevue
Vaste et complexe, le cinéma québécois vaut la peine d'être vu, exploré, décortiqué, commémoré et même pourfendu ou admiré, mais aussi rêvé, évoqué, sublimé ou carrément vécu. Portée autant par l'inspiration du moment, l'actualité générale, les souvenirs cinéphiliques ou professionnels, sa propre histoire ou celle de la société qui lui donne son souffle, et aussi les thèmes des numéros de la revue, cette section se veut à la fois une fenêtre sur le cinéma d'ici et une porte ouverte à ceux et celles qui le font. Son objectif ? Partager des expériences de notre cinéma, de ses artistes et artisan·e·s, et les ouvrir sur le monde. Mettre le cinéma d'ici en relation avec d'autres voix et d'autres regards — du dedans et du dehors, acérés ou tendres, intimistes ou universels, anecdotiques, historiques ou panoramiques, nationaux ou étrangers, mais toujours personnels. — Claire Valade, Éditrice Cinéma québécois |
C’est via la figure biblique de David, cet adolescent fils de berger destiné à abattre à l’aide d’un caillou lancé avec une fronde le géant Goliath, le héros des Philistins, que son homonyme, le cinéaste de la ville de Québec David B. Ricard, exorcise un tortueux processus de création cinématographique où le combat livré par l’un chevauche celui livré par l’autre. David contre Goliath se trouve à la fois essai documentaire dans son élan introspectif, outil de règlements de comptes et lettre d’excuse publique, sondeur des égarements de la démarche de création, film expérimental, épopée symbolique et tragicomique, puis, tout bonnement, révélateur. Comme une image latente de lui-même, Ricard s’étiole d’abord pour se développer ensuite à l’écran. Quand faire du cinéma devient la pierre angulaire d’un processus thérapeutique duquel on émerge après une lutte acharnée et un dépouillement de ses démons intérieurs, la mêlée entreprise par les deux David semble toute indiquée comme analogie de mise en abîme entre l’idée abstraite de la démarche du cinéaste et la réalité concrète de son évolution.
Une liste de noms, dont plusieurs sont rayés, et que l’on aperçoit quelques secondes à l’écran vers la fin du film, réunit les précieux collaborateurs de trois projets de courts métrages antérieurs inachevés du cinéaste. Des gens qui, sur une période de plus ou moins cinq ans, ont donné de leur temps de façon non rémunérée, à un moment ou à un autre, sans que jamais les projets de films n’aboutissent, et dont les trois quarts ont refusé de participer au présent documentaire, alors que Ricard leur proposait une heure d’entrevue pour ventiler ensemble l’avortement desdits films. Il s’agit des projets de courts métrages L’Exécutrice (2008), Laquelle (2011) et Atonale (2012), dont les extraits sont présentés en primeur dans le documentaire. Malgré notre bonne volonté à essayer de les apprécier, les rushes qui nous apparaissent par bribes deviennent peu à peu les pièces à conviction d’œuvres en devenir que l’on devine potentiellement minables, pour différentes raisons : manque d’audace, trop premier degré, visuellement plats. Des œuvres qui nous semblent de peu d’intérêt et dont on accepte volontiers la mise au placard. Le prétexte du film, son point de départ, est d’ailleurs pour Ricard celui d’explorer les raisons l’ayant mené à une stagnation paralysante face à ses trois projets inaccomplis. Si aucune réponse unilatérale ne l’emporte sur l’état d'inachèvement des œuvres, plusieurs pistes sont exploitées. Ricard, intuitif, brillant, laisse, comme le Petit Poucet, des cailloux dans sa trajectoire, nous permettant de suivre et de remonter le cours de sa pensée.
David contre Goliath est, de ce fait, une étrange invitation à la psychanalyse dans laquelle son réalisateur semble déterminé à s’autoanalyser méthodiquement, à l’aide du point de vue extérieur tant des personnes qu’il interroge que du public regardant son film. Nous sommes ainsi conviés à un procès, orchestré par le coupable lui-même, qui incarne tour à tour le rôle de martyre et celui de son propre tortionnaire, dans un procédé à la fois impertinent et prolifique. L’expérience est d’autant plus particulière que le spectateur est mêlé à des enjeux qui le dépassent. Si malaise il y a, par moments, ils viennent essentiellement de l’impudeur naturelle totalement assumée du cinéaste et de l'angle direct appliqué à chaque aspect soulevé. Un mécanisme en transparence de but en blanc que l’on devine instinctif quoique ardu, énergivore, mais néanmoins nécessaire au cinéaste philosophe qui évoque son projet en termes de film digressioniste.
:: David B. Ricard [Spira]
Parmi les collaborateurs ayant accepté son invitation d’entretien, on retrouve, entre autres, la gang de Prank (2016) : Vincent Biron, Éric K. Boulianne, Jean-Sébastien Beaudoin Gagnon, Marc-Antoine Rioux. D’anciens comparses ayant trouvé, contrairement à lui, leur filon dans un cinéma de fiction. Avec eux, Ricard jasera de toutes sortes d’éléments connexes à la création. Les intervenants devront jongler entre authenticité, intégrité, et diplomatie. L’exercice d’équilibre fait parfois mal au cœur, pour nous témoins indirects, à force d’empathie pour le principal intéressé qui se livre à une remise en question de ses aptitudes, acquis et ratés ; tout autant qu’à ses invités, garants d’amener de l’eau au moulin de ses pensées. Ricard, conciliant et résistant, se refuse à rendre les armes avant d’avoir compris et démystifié son parcours unique. David possède, selon le scénariste Marc-Antoine Rioux, une liberté qu’il ne pourrait lui-même jamais avoir. Inversement, Ricard, en travaillant avec un groupe dont plusieurs sont devenus scénaristes, sur un mode de travail narratif plus ou moins rigide, aura constaté de manière empirique que là n’est pas sa place. S’il prétendait savoir transcrire un scénario en objet filmique, au début des années 2000, il a désormais perdu ses illusions à ce sujet et ne se croit plus apte à accomplir ce type d’exercice. S’émanciper du scénario, miser sur ce qui se passe dans l’action pour engendrer une écriture ; voilà la forme de création qui lui sied. C’est au sein de films créés au montage comme autant de surprises qu'il trouve son inspiration.
On peut là encore sans trop de mal faire un parallèle entre le David biblique « le plus petit de sept frères » et le David de Québec, quand le premier finit tout de même par terrasser le géant avec les moyens du bord et que le deuxième trouve lui aussi sa part de confirmation en la présence du cinéma documentaire. Ricard n’écarte pas la piste de réflexion de « l’artiste autocentré ». Des retranscriptions de courriels ou de textos réprobateurs, envoyés en guise de réponse à son invitation, sont à cet égard parfois percutantes, comme cette rhétorique sans équivoque d’un·e ex-comparse non identifié·e : « Renoir disait : “On ne parle bien de soi qu'en parlant des autres.” Tu sembles dire : “On ne parle bien des autres qu'en parlant de soi.” C'est ton choix, pas le mien. Fais des films sur toi, toi-même. Ne mêle pas autrui à tes histoires personnelles, par ailleurs en devenir. » Son doc soulève avec intégrité la question : où commence l’ego et où s'arrête-t-il ? Ricard ne fait pas une thérapie de groupe, mais bien une thérapie de groupe pour lui-même, climat dans lequel il parvient au mieux à ériger sa contre-fiction. Guillaume Dupuis, cadreur sur L’Exécutrice, ira même jusqu’à dire au sujet des intentions et de la démarche du cinéaste, à l’époque du film abandonné, que le cinéma de Ricard était d'abord humain et que cette dimension lui servait en quelque sorte d'œuvre d’art alors que le film lui-même restait secondaire. Dans David contre Goliath, Ricard se maintient dans cette longueur d’onde mais lui ajoute une approche paradoxale, à la fois altruiste et égoïste, et si l’on vient à sa rencontre, c’est au contact des autres que l’on finit par le connaître.
L'aspect artistique qui, au départ, semblait secondaire dans les projets inachevés retrouve ses lettres de noblesse ici : l’esprit du documentaire est celui d’un cinéma dégourdi, résilient, et joueur, où la créativité prolifère à son mieux dans une certaine sobriété, proche de celle de l’enfant qui improvise par ennui avec les objets de son entourage immédiat. On pense à cette scène où Ricard et une amie dansent joyeusement dans un gros plan de leurs pieds. Aucune musique n’accompagne la scène. La pièce choisie initialement, « Feuilles de gui / Je reviens chez nous — CHA CHA CHA » [1], coûtait trop cher en droits d’auteur. En fin de compte, on se régale de la voix off du duo de danseurs expliquant l’absence de la toune, comme trame de fond, et venant remplacer celle-ci de belle manière. Quant à lui, le combat de David contre Goliath, épuré et esthétique, sorte de théâtre épique dans le film, morcelé tout du long au fil des chapitres, donne du souffle à la proposition en servant de liant aux autres dimensions plus terre à terre, le plus souvent faites d'autofilmage, tournées fixement ou en caméra épaule. Il accompagne magnifiquement, comme un récit symbolique, les prises de vues réelles d’un quotidien désarçonné ponctuant l’essai documentaire intimiste, entre réalité et fiction. La foi est au cœur du propos : dans cette confiance en soi et en ses actions, dans cette recherche d’un but à atteindre et d’un rôle à jouer dans toute histoire, à commencer par la sienne. Le film cathartique, thérapeutique, autocentré, multiforme et multimédia, imprégné chez Ricard des intentions du cinéma direct en forçant le médium à provoquer le jaillissement de sa propre vérité, ne nous rappelle pas un film spécifique dans ses observations ou son aboutissement, mais bien plusieurs projets par son essor et ses desseins essayistes : du très glauque Sujet de Patrick Bouchard (2018), à L’Élégie de la traversée d’Alexandre Sokourov (2001), au déchirant Les Enfants de Refus Global de Manon Barbeau (1998), en passant par les ludiques Chroniques d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin (1961). En définitive, la proposition de David contre Goliath tient compte de l’expérience du sujet et de l’expérience collective comme processus, tout en s’imprégnant des aspects spatio-temporels, et c’est dans cette dimension que Ricard semble prendre plaisir à faire du cinéma.
:: David B. Ricard et Vincent Biron [Spira]
Le film ne se donne pas qu’une finalité thérapeutique, il va plus loin que l'autoquestionnement de son protagoniste. David contre Goliath comporte aussi plusieurs niveaux de lecture et pose entre autres la question : fait-on du cinéma pour faire du cinéma ? Le réalisateur et directeur photo Vincent Biron mentionne à cet égard cette notion maintes fois entendue et pourtant bien réelle selon laquelle il faut, plus qu’une urgence de créer pour faire un film, une nécessité absolue de créer ledit film, celui-là et pas un autre. Il discutera encore de l'importance de trouver son centre, l’espace où l’on résonne, et laissera entendre que, en vérité, les projets égarés de Ricard lui sonnent comme les projets de quelqu’un qui n’avait pas trouvé le sien. Il n’a pas tort car, ce qui nous semble clair, c’est que Ricard se butait dès le départ dans un créneau qui n’était pas le sien, celui du cinéma fictionnel dans lequel, chez lui, aucune magie n’opérait. Le poisson qui essaie de voler, la tortue qui veut grimper dans un arbre. Ce genre de parodie.
Au fil du dévoilement, sorte de striptease psychologique, sont présentés les éléments de preuve du crime de stagnation : est-ce la faute d’une énergie manquante ? De la potentielle dépression ? Du burn-out confirmé ? Des moments de vie awkward du sujet avec son entourage ? Malgré la compassion que l’on peut ressentir envers le sérieux d’une personnalité possiblement excessive, d’une tendance bourreau de travail comme la sienne et d’un syndrome avéré d’épuisement professionnel, le spectateur en vient quand même à se demander si, en parallèle à tout cela, Ricard n’acceptait tout simplement pas d’assumer les limites de son terrain de jeu. N'était-il pas surtout viscéralement insatisfait, déçu de lui-même et paralysé dans cet état de conscience ? Le DVD grossièrement monté et remis à sa grand-mère semble pencher davantage du côté de l’ego que de l’incapacité. Sa grand-mère ne le jugerait pas, il aurait donc possiblement été capable de boucler — et de bâcler — le projet pour elle. D'une certaine manière, le feed-back de celle-ci serait en quelque sorte inoffensif pour lui, pas comme celui du réseau social, des critiques et, pis encore, de son propre examen de conscience.
Marc-Antoine Rioux dira que les films inachevés de Ricard étaient « des films pragmatiques, utilitaires, comme des cartes de visite ». Il développe sa pensée en précisant que c’était effectivement l’analyse du marché du cinéma au Québec que se faisait le groupe d’aspirants scénaristes et réalisateurs à cette époque, et ce qu’ils croyaient devoir faire pour se démarquer ou exister dans le milieu. Pour certains puristes, dont possiblement Ricard, cette façon d’initier le travail, sur le pilote automatique, ne peut pas être suffisante. Le documentaire soulève d’autres questionnements : doit-on coûte que coûte mener à terme et montrer un projet dont on est insatisfait ? A-t-on un devoir vis-à-vis des personnes impliquées dans le projet ? Dans bien des cas, le parcours se révèle aussi important que la destination ; mais en cinéma, un film non abouti rate sa destination parce qu’il ne sera jamais vu. Sans révolutionner ni bouleverser les questionnements, David contre Goliath nous permet plutôt de réfléchir aux films incomplets, aux démarches échouées, à tous ces films qui ne se font pas, dans le silence, dans l’oubli, dans le non-dit, et qui rongent et peinent bon nombre d’artisans de façon invisible. Ces projets fantômes qui ne se rendent pas au grand écran, qui restent lettre morte, qui pullulent en silence dans un cimetière de disques durs, de traitement de texte ou de dépôts de la SODEC. Ces œuvres inachevées ont ici un semblant de voix.
La revisite de ses œuvres inachevées dans un nouveau projet de film les rendent pour Ricard plus complets qu’ils ne l’auraient été s’il les avait complétés jadis. « Ils étaient dus pour être finis comme ça », renchérit Biron, complice. En somme, David contre Goliath s'offre comme une discussion horizontale sur les états arbitraires des créateurs, dans un processus d'introspection frontal et généreux l’amenant à une reprise de ses moyens, à une réappropriation de son parcours passé et à venir. Avec ce combat au figuré, Ricard parvient à nous démontrer que c’est dans ce mouvement de tête que le cœur et le corps suivent, et non l’inverse.
:: Bande-annonce de David contre Goliath [Spira]
[1] Jean-Marcel Raymond, « Feuilles de gui / Je reviens chez nous — CHA CHA CHA » (3 min 30 s), J.-P. Ferland / P. Brabant, vol. 1.
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