Comme le rappelait sur Facebook mon collègue Marco de Blois, directeur artistique des Sommets de l’animation et programmateur-conservateur du cinéma d’animation à la Cinémathèque québécoise, dans les jours qui ont suivi l’événement, Poulin aura aussi été « une figure marquante du théâtre expérimental québécois, notamment au Groupe de la Veillée, à Omnibus et au Nouveau Théâtre Expérimental ». Je l’ai bien dit, avec un personnage plus grand que nature comme Elvis Gratton dans les pattes, c’était trop facile d’oublier l’envergure du talent de Julien Poulin, mais aussi la profondeur et l’intégrité de ses convictions comme artiste et comme citoyen du Québec et du monde. Mon collègue Olivier Thibodeau n'a pas oublié, lui. — Claire Valade, Éditrice Cinéma québécois |
:: Elvis Gratton : Le king des kings (1985) [ACPAV]
Faut que le gouvernement, ce soit runné comme une business !
Tout ce qui ne rapporte pas, faut fermer ça !
— Elvis Gratton (Elvis Gratton 2 : Miracle à Memphis, 1999)
Julien Poulin était un comédien mémorable. On se souviendra de sa rugosité macho, mêlée à cette douce vulnérabilité qui faisait de lui l’emblème d’un certain homme québécois, âpre mais tendre, combattif mais abattu. On se souviendra de son rôle dans Camion (2012), qui ravivait le cinéma de Rafaël Ouellet autour du thème de la masculinité brisée ; on se souviendra du grand sensible derrière son corps d’athlète en survêtement de sport dans l’émission jeunesse Robin et Stella (1989–1993) ; ou du bouncer illettré de Minuit, le soir (2005–2007). Mais on se souviendra surtout de son rôle culte d’Elvis Gratton, le colonisé fédéraliste, qui vénère le drapeau canadien et l’esprit entrepreneurial amaricain, personnage dont il était d’ailleurs le cocréateur avec Pierre Falardeau. Comble de l’ironie, toute la classe politique se réapproprie aujourd’hui cette icône populaire pour mieux en émousser le tranchant, pour la plier hypocritement à leur cause et faire des gains politiques auprès d’un petit peuple qui aurait peut-être oublié le vrai sens de la satire…
« Le Québec perd aujourd’hui un géant de sa culture et un géant du militantisme pour l’indépendance du Québec », a déclaré sur X le sinistre Paul St-Pierre Plamondon, MBA à Oxford en 2006 et actuel chef du Parti Québécois, question de pouvoir se hisser sur les épaules du défunt et nous vendre sa salade en essayant de se faire passer pour un homme du peuple. « Julien Poulin aura marqué tous les Québécoises et Québécois par son interprétation remarquable du personnage de Pierre Falardeau [sic], Elvis Gratton. Une parodie tellement réelle et réussie du Québécois francophone colonisé, qui nous aura tant fait rire et prendre conscience de nos plus grands défauts collectifs au même moment », a-t-il rajouté, pour mieux disséminer sa sauce souverainiste empoisonnée au racisme néolibéral. La réappropriation est choquante, surtout au vu du sens réel de l’œuvre. Parce que, si Elvis Gratton (1985) constitue bel et bien une parodie de l’homme québécois colonisé, inféodé aux doctrines fédéralistes et aux idéaux impérialistes américains, c’est également une critique acerbe de la collusion et des liens occultes qui existent entre les politiciens, la police et le milieu des affaires. C’est une histoire de gros porcs qui s’acoquinent avec d’autres gros porcs pour aller toujours « plus à droite ». Avec ses récentes prises de position en faveur de la spéculation immobilière, du recrutement policier et du recours massif à l’intelligence artificielle pour se débarrasser des travailleurs immigrants, PSPP est effectivement bien mal placé pour revendiquer la satire, qu’il plie d’une façon incroyablement malhonnête à son programme corporatiste. Sur X, même le clown en chef, l’honorable bouffon François Legault, s’est empressé d’encenser ce « grand acteur québécois » en disant se souvenir « bien sûr » de son rôle d’Elvis Gratton, mais sans insister sur le fait que le personnage constitue précisément une parodie des hommes comme lui, de grossiers populistes qui bandent pour la privatisation, l’exploitation des pauvres, et la collusion entre le public et le privé. Marc Tanguay, le chef intérimaire du Parti libéral du Québec (PLQ), a ajouté son grain de sel sur la plateforme en disant que Poulin « aura su nous faire rire et nous émouvoir », commentaire de robot qui occulte le fait que les Libéraux sont souvent les dindons de la farce dans le cinéma grattonien. C’est alors qu’on réalise que très peu de gens dans les hautes sphères du pouvoir ont véritablement voulu comprendre le personnage, ou du moins interroger sa pertinence politique à une époque où même les projets de gauche virent de plus en plus à droite.
Récupérer aujourd’hui Poulin comme une icône indépendantiste est très problématique, particulièrement au vu de la proposition souverainiste de l’actuel PQ, qui se situe loin à tribord de son cap original, dans un parti qui se rapproche désormais plus du Rassemblement national (RN) que du Front de libération du Québec (FLQ). Car Poulin était plus qu’un souverainiste, c’était un socialiste animé par un esprit anti-corporatiste qui se situe à des années-lumière des postures néolibérales qu’adoptent présentement les soi-disant défenseurs de l’identité québécoise, Coalition Avenir Québec (CAQ) incluse. Il est d’ailleurs crucial de se rappeler qu’Elvis Gratton n’a pas été créé en vase clos, mais qu’il s’agit de la culmination d’une décennie de cinéma documentaire consacré à des questions d’indépendantisme inscrites dans l’extrême gauche. Cet hommage posthume est d’ailleurs l’occasion pour nous de replonger dans un pan méconnu de la carrière de Poulin (et de son complice Falardeau), afin de saisir la vraie nature de son legs politique et d’interroger le genre de souveraineté que les indépendantistes aimeraient défendre dans l’avenir, en sachant que, aujourd’hui, l’idée d’un pays à tout prix pourrait bien transformer le Québec en Santa Banana.
:: Les Canadiens sont là (1973) // Le Magra (1975) [Pea Soup Film]
Revenons en 1972, un an après que Pierre Falardeau ait présenté Continuons le combat en complément de son mémoire de maîtrise. Intrigué par le potentiel propagandiste du cinéma, le futur réalisateur du Temps des bouffons (1993) collabore ensuite avec son ami Poulin sur pas moins de sept films avant d’atteindre la notoriété avec la série de courts métrages à la gloire d’Elvis. À mort, le premier de ces sept films, est un documentaire inachevé, tourné en 16 mm, sur le parc Belmont, défunt parc d’attractions en service de 1923 à 1983 dans Cartierville, que les deux cinéastes portraiturent avec un cynisme tout soviétique. Constituant selon la voix off un « petit voyage dans notre inconscient collectif » à la recherche des « rituels » imposés par les gouvernants aux gouvernés, À mort envisage les divertissements forains comme une sorte d’opium du peuple. Panem et circenses. C’est l’occasion pour Poulin et Falardeau de déployer un montage eisensteinien où les foules prolétaires sont assimilées à des cochons dans un abattoir, prêtes pour l’égorgement aux mains des seigneurs de l’industrie, mais où la mort devient aussi un jeu de pouvoir destiné à décourager la fibre militante indépendantiste. Les montages parallèles entre les jeux de guerre et les vraies victimes des conflits politiques internationaux évoquent ainsi une forme de désinvolture face à la violence réelle issue du colonialisme. Or, la cultivation de la notion d’épouvante entourant le spectacle de la mort permet quant à lui de garder le public dans une posture d’aplaventrisme. Comme le dit Falardeau sur la bande sonore : « Tant que les gens ont peur de la mort, aucune lutte de libération n’est possible. » À mort, c’est aussi l’occasion pour les auteurs d’introduire certains leitmotivs futurs : l’avaleur de couteaux d’Elvis Gratton, par exemple, mais surtout les majorettes et les parades, qui anticipent la discipline des corps qu’on retrouve dans Le Magra (1975) et dans Pea Soup (1978).
Puis, vient l’époque du Vidéographe [1], qui constitue aujourd’hui encore une sorte de trou dans la biographie des deux hommes, encensés depuis pour des œuvres plus accessibles, qui abordent l’idée d’indépendance nationale de manière moins radicale. En 1973, Poulin et Falardeau font un reportage dans une exposition à Paris grâce à une subvention du Conseil des arts du Canada. Le titre en est Les Canadiens sont là, mais ils sont là surtout pour déconner, pour crasher le party, pour créer une œuvre qui sert à la fois de pied de nez au système subventionnaire canadien et de critique contre les institutions muséales, mais constitue aussi pour les auteurs un fécond terrain de jeu. « Maudit musée », y répète Falardeau, qui critique la posture élitiste de ce genre d’institutions et cite Brecht pour évoquer la fonction sociale de l’art. Les réalisateurs opèrent à l’écran de constantes frictions entre l’art populaire et l’art bourgeois, allant jusqu’à quitter les murs de la galerie pour filmer le travail des champs, puis revenir en leur sein pour mieux se moquer des « mangeur·euse·s de crevettes » de Jean-Claude Lauzon, dont ils accompagnent les images de boustifaille dionysiaque de couinements satiriques. Un joyeux bordel.
En 1975, avec Le Magra, le duo de cinéastes se rend à Nicolet pour infiltrer l’Institut de police, et mettre en lumière le processus d’instruction militaire et de discipline des corps réservé aux forces de l’ordre. Poulin se distingue alors en tant que preneur de son, essentiel au portrait wisemanesque qui se déploie devant nos yeux, captant le claquement cadencé des souliers vernis, le cliquètement incessant des ciseaux qui tondent les recrues, le bruit retentissant des armes d’assaut dont on enseigne l’usage, même si elles ne sont pas destinées « pour le combat urbain », comme l’affirme l’un des professeurs. Poulin enregistre surtout les ordres, les ordres hyper spécifiques que les gradés disséminent au micro et que sont forcés d’internaliser leurs recrues pour « ne pas se faire brasser », comme le confie un jeune conscrit. Le film se conclut par le spectacle effroyable d’un commandant aux yeux éteints qui beugle des instructions chorégraphiques qui n’ont d’autre but que de mobiliser les corps des hommes à sa charge.
Vers le milieu des années 1970, les deux comparses voyagent en Afrique, question de voir si l’herbe n’est pas plus verte là-bas. En 1976, ils signent Frolinat, reportage monotone qui possède au moins le mérite de révéler la posture distinctement socialiste des cinéastes. Constitué d’une série de plans consacrés à la tête parlante d’un de ses militants, le film s’intéresse au Front de libération nationale du Tchad, mouvement révolutionnaire armé dont on apprend ici les assises historiques et les doctrines anticoloniales en mode professoral, tandis que Falardeau s’insurge en hors-champ du salaire moyen de la population. Le propos est éclairant, mais la posture d’interlocuteurs passifs qu’adoptent les réalisateurs déçoit.
:: À gauche : Julien Poulin, sur le tournage de À force de courage (1977) [Pea Soup Film]
En 1977, on aura droit à À force de courage, un document beaucoup plus travaillé sur la vie en Algérie postcoloniale, où les auteurs vont sur le terrain recueillir la parole (et les gestes) de leurs sujets. Les témoignages des intervenants à propos de la violence sourde des militaires français sont à glacer le sang, brossant un portrait éloquent des cicatrices laissées par l’impérialisme. Or, c’est plutôt dans l’exploration dialectique des traditions agricoles pré et post-révolution que le film trouve son sens, d’abord dans la critique de la monoculture vinicole imposée par l’envahisseur, qui profitait à la métropole au détriment des populations locales, puis dans l’encensement de la polyculture communautaire d’après, dans le spectacle des travailleurs dont l’ouvrage profite aux travailleurs. Poulin et Falardeau nous rappellent alors qu’il est vain de vouloir remplacer les gens d’affaires étrangers par des gens d’affaires locaux, des exploiteurs étrangers par des exploiteurs locaux, message d’autant plus pertinent aujourd’hui que l’indépendantisme est devenu un outil manié par des arrivistes sans scrupules. « Un patron, que ce soit un Français, un Italien ou un Algérien, c’est la même tactique, c’est la même chose », nous rappelle l’un des intervenants du film. « C’est un bourgeois, c’est un patron. Il va nous payer comme les Français nous payaient avant. Alors, c’est pour ça qu’on a fait le socialisme. Il n’y a pas de patrons, on est tous des patrons. »
Je vous laisserai d’ailleurs avec les paroles de la poétesse Michèle Lalonde, narrées par Marie Eykel dans le magistral Speak White (1980) de Poulin et Falardeau, pour nous rappeler que la langue de l’envahisseur étranger, c’est aussi celle des patrons, de la police et des politiciens qui les supportent :
haussez vos voix de contremaîtres
nous sommes un peu durs d’oreille
nous vivons trop près des machines
et n’entendons que notre souffle au-dessus des outils
[…]
parlez un français pur et atrocement blanc
comme au Vietnam au Congo
parlez un allemand impeccable
une étoile jaune entre les dents
parlez russe parlez rappel à l’ordre parlez répression
speak white
c’est une langue universelle
nous sommes nés pour la comprendre
avec ses mots lacrymogènes
avec ses mots matraques
Bon repos, Poulin. Merci pour le cinéma engagé, la charge politique. En espérant que le combat ne soit pas terminé.
:: Pierre Falardeau et Julien Poulin (© Gabor Szilasi)
[1] Je vous invite à consulter leur page au https://vitheque.com/, où l’on retrouve la plupart des films mentionnés dans l’article, ainsi qu’une manne d’autres trésors.
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