Vaste et complexe, le cinéma québécois vaut la peine d'être vu, exploré, décortiqué, commémoré et même pourfendu ou admiré, mais aussi rêvé, évoqué, sublimé ou carrément vécu. Portée autant par l'inspiration du moment, l'actualité générale, les souvenirs cinéphiliques ou professionnels, sa propre histoire ou celle de la société qui lui donne son souffle, et aussi les thèmes des numéros de la revue, cette section se veut à la fois une fenêtre sur le cinéma d'ici et une porte ouverte à ceux et celles qui le font. Son objectif ? Partager des expériences de notre cinéma, de ses artistes et artisan·e·s, et les ouvrir sur le monde. Mettre le cinéma d'ici en relation avec d'autres voix et d'autres regards — du dedans et du dehors, acérés ou tendres, intimistes ou universels, anecdotiques, historiques ou panoramiques, nationaux ou étrangers, mais toujours personnels. — Claire Valade, Éditrice Cinéma québécois |
[Michel Côté / BAnQ]
Michel Côté (1950-2023)
Il y a beaucoup de mots galvaudés dans la langue de la culture populaire actuelle. Légendaire en est un. Iconique en est un autre. Monument, monstre sacré. Tous des mots et des expressions surutilisés, appliqués à tort et à travers à des petites personnalités qui ne savent pas vraiment rien faire d’autre que d’être célèbres. J’hésite toujours à utiliser ces mots gâchés par leur usage fatigué. Et pourtant, il y a des cas où il est tout simplement impossible de les éviter. Michel Côté était un monument de la scène culturelle québécoise et des écrans québécois. Une légende, une vraie, respectée de tout le milieu, adulée du public.
J’ai découvert Michel Côté moi-même pour la première fois en allant voir le fabuleux Dans le ventre du dragon (1989) d’Yves Simoneau au cinéma à sa sortie en salle. Le duo que Michel Côté formait avec Rémy Girard, la merveilleuse naïveté bienveillante et maladroite qu’il avait donnée à son personnage est restée gravée à ma mémoire. Quelle n’a pas été ma surprise de le retrouver quelques années plus tard à la télévision aux antipodes de son Bozo, en enquêteur du crime organisé dans la télésérie Omertà de Luc Dionne (1996-1999) ! Je me suis alors souvenue qu’il avait aussi été le doux fabulateur albinos d’André Forcier, dans Au clair de la lune (1983), découvert dans mes années de cégep. Ce ne sont là que trois petits exemples dans une carrière qui s’est étendue sur une quarantaine d’année. Michel Côté pouvait tout faire, bien sûr. Comme mon collègue Olivier Thibodeau en témoigne dans son texte sur sa passion pour Cruising Bar (Robert Ménard, 1989). Il savait se transformer complètement en se glissant simplement dans le costume de son personnage, comme le raconte son réalisateur de Dans le ventre du dragon, Yves Simoneau. Et il savait rendre au centuple l’amour que lui vouait le public, comme l’évoque Ségolène Roederer en parlant d’une soirée mémorable consacrée à C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, 2005) aux Rendez-vous Québec Cinéma.
Un grand merci à tou·te·s les trois d’avoir bien voulu partager ces souvenirs pour la section Cinéma québécois de Panorama-cinéma, à l’heure où le grand public lui rend hommage une dernière fois au Monument National en ce 8 juin 2023. Il est clair en vous lisant que Michel Côté restera bel et bien parmi nous.
— Claire Valade, Éditrice Cinéma québécois
:: Michel Côté et Louise Marleau dans Cruising Bar (1989) [Les Productions Vidéofilms Ltée / ONF]
LES FACES DE MICHEL CÔTÉ
Par Olivier Thibodeau
Nous avons tous nos films fétiches, nos plaisirs coupables, et pour moi, nul titre ne reflète mieux cette sorte d’engouement secret que Cruising Bar de Robert Ménard (1989). Un film de son époque, il va sans dire, qui embrasse tout le machisme pathétique d’un quatuor de languissants prédateurs pré-Tinder, mais aussi tous les clichés sociaux du cinéma humoristique d’autrefois (du réalisateur français chiant aux grands homosexuels barbus en cuirette avec des caleçons couverts de studs). Un film que nous regardions en famille dans les années 1990, dont nous possédions une copie VHS que je rejouais sans arrêt dans ma petite télé portative et dont je connaissais par cœur toutes les répliques, surtout les plus ringardes. « It’s free. It’s a calmar free… » Un film qui m’a fait découvrir le génie comique et l’incroyable polyvalence de Michel Côté, le transformant pour moi en figure culte de l’après-Broue, que je ne verrais jamais.
Agissant à titre de coscénariste (avec Ménard et Claire Wojas), Côté interprète ici les quatre rôles principaux, dans une œuvre où le montage liquoreux de Michel Arcand, modulé par la bande sonore pittoresque de Wojas et Richard Grégoire, se déploie simultanément comme une haletante « chasse à la femme » et une vitrine constante de son immense talent. Passant subrepticement d’un personnage à l’autre, le film souligne constamment l’amplitude des changements de registre effectués par l’acteur, qui sert ici de pierre d’assise.
Cruising Bar, c’est Michel Côté. C’est surtout son impayable faciès, perle lumineuse dans les ténébreux méandres de mon enfance. Quand je suis triste, il n’y a rien de mieux pour me requinquer que d’imaginer la face de douleur bouffie de Gérard lorsqu’il reçoit le ballon dans la fourche, la face d’horreur cosmique de Serge après qu’un punk lui ait « volé » la fille qu’il convoitait, la face d’inconfort désespéré de Jean-Jacques alors qu’il tente de garder son cool après avoir bu une gorgée de sauce Tabasco ou la face d’embarras déglutissant de Patrice lorsqu’il réalise que c’est lui qui a gâché la 64e prise de la publicité pour le savon Cricri. Rien de mieux pour me rassurer que d’imaginer la face d’un acteur qui a toujours rayonné la bienséance, et que nous n’allons pas oublier de sitôt. Adieu, cher Michel…
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Passionné par le cinéma et l’écriture, Olivier Thibodeau écrit pour Panorama-cinéma depuis 2014. Il en est l’éditeur de la section Festivals.
:: Dans le ventre du dragon (1989) [Les Films Lenox / Les Productions Québec-Amérique. Photo : Claudel Huot]
L’AMOUR DU PERSONNAGE
Par Yves Simoneau
Ce matin-là, Michel Côté arrive pile à l’heure pour son essayage de costume. Pour l’instant, Bozo, le personnage qu’il doit jouer dans le film Dans le ventre du dragon, n’existe que sur papier. Petit à petit, au fur et à mesure qu’il enfile les vêtements qu’on lui présente, Michel se rapproche de Bozo. Un pantalon un peu court, un veston étriqué, une cravate étroite. Il s’attarde un peu plus sur la casquette. « C’est important pour Bozo, la casquette… », dit-il le plus sérieusement du monde. Il en essaye plusieurs, cherche la combinaison parfaite. Quand il la trouve enfin, il se tourne vers nous. Ce n’est plus Michel Côté qu’on voit, mais Bozo, le personnage saugrenu et immédiatement attachant qu’il vient de créer. L’acteur a disparu derrière le rôle.
Michel aimait profondément les personnages qu’il interprétait. Il mettait son immense talent à leur service. Entièrement, sans réserve. Il en cherchait l’âme. Une fois trouvée, il s’amusait du matin au soir à en explorer méticuleusement toutes les facettes. Il ne se satisfaisait pas de la première idée. Il creusait, approfondissait à chaque prise. Et il trouvait toujours le petit détail qui faisait la différence : un petit coup d’œil à gauche avant une réplique, le petit doigt qui se lève avant de goûter son cocktail favori. Son sens du rythme était exceptionnel et il réussissait à faire des variations subtiles qui nous surprenaient. Il nous a fallu quelques fois faire une autre prise du même plan — le caméraman riait trop, la caméra tremblait. De travailler avec ce magnifique acteur fut un réel bonheur du début à la fin. À la fin de la journée, quand il quittait son personnage, il redevenait l’homme généreux et rieur qu’il était. Tout le monde l’aimait, l’équipe, les acteurs, et le public évidemment. Il nous a quitté trop tôt, mais on ne l’oubliera pas de sitôt.
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Porté entre autres par son amour de la bande dessinée, Yves Simoneau a écrit et réalisé Dans le ventre du dragon en 1989. Le film a fait l’objet d’une restauration par Éléphant en 2012.
:: Marc-André Grondin et Michel Côté dans C.R.A.Z.Y. (2005) [Cirrus Communications / Crazy Films]
HIER ENCORE, CHER MICHEL !
Par Ségolène Roederer
Durant mon mandat aux Rendez-vous du cinéma québécois puis à Québec Cinéma, j’ai eu la chance de passer plusieurs beaux moments avec Michel Côté.
Un de mes premiers vraiment beaux souvenirs avec lui, c’est aux Rendez-vous Québec Cinéma en février 2006 au moment du « C.R.A.Z.Y. Party » que nous avions organisé pour clore l’année de sortie de ce film-événement signé par Jean-Marc Vallée (juste avant son triomphe aux Jutra en mars 2006 avec 13 prix remportés). Si Jean-Marc avait toujours assidûment fréquenté puis appuyé les Rendez-vous, Michel, lui, était moins familier avec le Festival, dont il avait une image plutôt vieillotte ou très élitiste.
Le « C.R.A.Z.Y. Party » avait été organisé au Bistro SAQ des Rendez-vous, originalité à l’époque du Festival, alors qu’il était le premier à prendre d’assaut la superbe salle d’exposition Norman McLaren de la Cinémathèque québécoise pour en faire un lieu d’échanges et de célébration. Nous nous étions entendus avec Jean-Marc pour une prise de parole sur scène pendant la soirée, avec présentation de la fabuleuse équipe de comédiens qui constituaient la famille de Gervais Beaulieu. J’avais bien sûr demandé à Jean-Marc si Michel accepterait de chanter « Hier encore » de Charles Aznavour, LA toune chantée à chaque grande occasion par ce père de famille bourru mais aimant, bousculé par cette trollée de garçons dont il veut le bonheur sans savoir toujours y faire… À ma connaissance, Michel Côté n’avait jamais accepté de chanter cette chanson, ni à la sortie du film ni après.
Ce soir-là, lorsque nous sommes entrés dans le Bistro, Michel a été saisi par la foule et par l’ambiance. Petit arrêt sur le seuil, main sur le cœur, il s’est retourné vers moi : « Wow ! Tout ce monde !? » J’étais aussi ravie : si les Rendez-vous avaient déjà à leur actif plusieurs grandes soirées, jamais je n’avais vu le Bistro aussi plein et aussi électrique. C’était magique et vraiment puissant. Tous les gens présents étaient là POUR C.R.A.Z.Y., pour Jean-Marc et son équipe, et pour célébrer ce film qui nous ressemblait et qui nous avait galvanisés. Il y avait tant de monde, tant de joie, c’était comme si nous lévitions. Pour aller au bar, on glissait sans presque toucher le sol dans une liesse heureuse ! J’y recroise Michel, les yeux brillants, vraiment heureux et en train de parler avec un tas de jeunes — de cinéma, de création et de tout ce dont on aime parler aux Rendez-vous. « Ségolène, je n’en reviens pas, tous ces jeunes qui sont là et qui aiment notre cinéma ! C’est incroyable et ça donne de l’espoir pour la suite ! »
La soirée a avancé, les gens dansaient et se fondaient les uns aux autres dans cette grande célébration de C.R.A.Z.Y.. Lorsque Jean-Marc est monté sur scène pour présenter son équipe. C’était le délire, la joie, tous les comédiens saluaient, Michel fermait la marche et s’est fait applaudir comme il se doit. Il était heureux, électrisé, et nous, nous étions prêts ! Jean-Marc a lancé la musique et, à sa demande et porté par le sens de cette soirée, Michel a entonné — suivi immédiatement par la salle entière et enchantée. « Hier encore, j’avais vingt ans, je caressais le temps, j’ai joué de la vie, comme on joue de l’amour… »
Loin de la promo, loin de la gimmick, le grand acteur Michel Côté chantait. Pour célébrer Gervais Beaulieu. Aux côtés de sa femme et ses enfants de l’écran. Aux côtés de celui qui les a mis en images pour l’éternité. Ce soir-là, nous avons tous dansé et chanté au son de l’art et du cinéma.
Merci Michel. Merci Jean-Marc. Merci les artistes.
Vous serez toujours dans nos cœurs pour nous aider à vivre.
*
Ségolène Roederer a été directrice générale des Rendez-vous Québec Cinéma, puis de Québec Cinéma de 2000 à 2021.
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