WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 9

Par Ariel Esteban Cayer, Sylvain Lavallée, Mathieu Li-Goyette, Laurence Perron et Olivier Thibodeau

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prod. Narcisa Hirsch


prod. Pensar con las Manos / Oculta cine

WARNES
Narcisa Hirsch  |  Argentine  |  1991  |  3 minutes

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HIDDEN CITY (CIUDAD OCULTA)
Francisco Bouzas  |  Argentine  |  2024  |  95 minutes

Programme « City Lights »  |  Woche der Kritik

C’est un nuage de poussière, chaotique, aveuglant, total, qui relie le dernier plan de Warnes et le premier de Hidden City. À presque 30 ans d’écart, c’est la même poussière qui opacifie, asphyxie et dissimule les vérités violentes des régimes d’extrême droite néolibérale qui se sont emparés de l’Argentine, soldant l’état aux entreprises en échange d’un pouvoir devenu monolithique. En 1951, Eva Perón, la première dame du pays, annonce la construction du plus grand hôpital pour enfants d’Amérique latine, une sorte de projet utopique destiné à être un phare d’espoir pour la nation et celles qui l’entourent. En 1955, le coup d’état renverse le gouvernement et installe une dictature qui mettra fin au chantier de l’immeuble. Jusqu’en 1991, la carcasse de béton de l’ancien hôpital devient un village improvisé habité par plus de 600 familles.

Le Warnes de la grande cinéaste expérimentale Narcisa Hirsch est à la fois simple et dévastateur. Durant trois minutes silencieuses qui ont des airs de recueillement, les familles expropriées et les passants regardent au loin leur maison gigantesque être dynamitée sous ordre du gouvernement de Carlos Menem, qui les déplace à l’autre extrémité de Buenos Aires. Après l’écroulement du bâtiment, de grands nuages de poussière s’emparent de l’image, englobant tout le champ à la manière d’une déflagration cruelle sur la population sans défense. Comble cynique de cette méchanceté arbitraire ? Le gouvernement a rasé l’ancien hôpital pour y faire bâtir son nouveau ministère de l’Habitation.

En seconde partie de programme, Hidden City (Ciudad Oculta) se penche sur un autre microcosme aux prises avec la dictature capitaliste argentine, cette fois-ci au cœur de la « Villa 15 », un réseau de bidonvilles amoncelés, cloisonnés par un immense mur, construit en 1978 afin de cacher les habitations de fortune des yeux du public et surtout des touristes venus assister à la Coupe du monde de football. Dissimuler la ville pour en dissimuler sa pauvreté, ou quand l’urbanisme se fait le bras armé de la dictature politique, c’est aussi pour le cinéaste Francisco Bouzas l’occasion de créer une ville cachée à l’intérieur de cet univers délaissé, donnant corps à un monde lugubre, éclairé aux néons verts, sorte d’au-delà où vit la mémoire des habitants, auquel nous n’avons accès qu’à travers un portail des morts situé sur le seuil de l’entrée principale du poste de police. Montrant les chassés-croisés amoureux et martiaux des habitant·e·s, Ciudad Oculta se démarque par la palette multicolore qui le distancie des drames usuels de la pauvreté des bidonvilles, mêlant des personnages accoutrés de palettes fluorescentes avec des éclairages irradiant l’image au point de magnifier ces lieux qui gagnent en grandeur surréaliste au fil du métrage — un peu comme si les lueurs fantasmatiques du monde des morts atteignaient de plus en plus celui des vivants. Tourné sur place avec des interprètes non professionnel·le·s ayant participé à l’écriture du film (et à la création de leurs costumes éclatés), Ciudad Oculta est un acte de visibiliation courageux, flamboyant, porté par ce plaisir de la narration intriquée typique d’un cinéma argentin contemporain qu’il ne faut décidément pas cesser d’explorer. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Medium Density Fibreboard Films

MATT AND MARA
Kazik Radwanski  |  Canada  |  2024  |  80 minutes  |  Encounters

Un petit miracle s’est produit durant le visionnage de Matt and Mara. Toutes les violences que l’œuvre semblait impliquer se sont évaporées dans un souffle sérénissime qui a guéri mon âme fatiguée, et j’ai repensé à Tower (2012) avec une certaine affection, tout en constatant avec plaisir la maturation que le réalisateur torontois Kazik Radwanski a effectué depuis. Car s’il s’agit ici d’un film à la mise en scène nerveuse, presque abrasive, faite de cadrages serrés sur le visage d’une protagoniste féminine écrite par un homme, que courtise un autre homme, de surcroît un pédant écrivain new-yorkais, ce film n’en est pas moins adorable. On est sceptique un peu au début, tant la séquence d’ouverture, où Matt fait violemment irruption dans la vie de Mara, une écrivaine en hiatus et professeure de littérature mariée à un musicien, est agressante, surtout que les allusions à la « fragilité » de l’héroïne laissent présager une dynamique de genre rétrograde. Or, il n’en est rien, puisque l’ensemble distille une surprenante sensibilité, à travers des dialogues savoureux et vraisemblables, livrés par deux merveilleux interprètes qui nuancent admirablement la caractérisation de leurs personnages, parvenant même à nous faire tomber sous le charme bourru de Matt, tout en inscrivant la vulnérabilité de Mara dans une complexité appréciable.

La relation flirteuse entre Mara et Matt, insistant dans ses velléités de renouer avec elle après des années d’éloignement est empreinte d’une tendresse exempte de romantisme et d’un réalisme émotionnel que complémente la superbe capacité d’observation du réalisateur, attentive aux regards et aux touchers. Radwanski capte ainsi avec désinvolture un genre de pittoresque du quotidien qui rend d’autant plus palpable les beautés et les aléas de la relation. On résiste surtout au piège de l’étranger cathartique, venu rescaper l’héroïne éplorée de son mariage malheureux, posant une lumière tout aussi douce sur son mari, qui nous apparaît certes comme un être imparfait, mais néanmoins tendre. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir dans les relations de couple, et c’est cette zone de gris que le film cultive, dont découle d’ailleurs sa puissance humaniste. La mise en abîme de la création artistique, elle aussi, est sauvée d’une certaine lourdeur discursive par la nature anodine des dialogues et l’opposition philosophique des deux protagonistes en matière de caractérisation littéraire. Selon Mara, il s’agirait d’arrogance que d’imaginer la vie intérieure d’une autre personne que soi, tandis que, pour Matt, le processus réside dans la synchronisation de son imagination et de sa stupidité. Mais qu’en est-il de Radwanski ? Il faudra voir son film pour se faire une idée. (Olivier Thibodeau)

 


prod. a/political

THE VISITOR
Bruce La Bruce | Angleterre | 101 minutes | Panorama

Avec The Visitor, Bruce La Bruce démontre à son audience qu’il ne s’était assagi qu’en apparence dans Saint-Narcisse (2020). Son plus récent film, qui raconte la perturbation du modèle familial blanc hétéro et bourgeois par l’arrivée d’un alien (à entendre aussi bien au sens d’étranger, de résident illégal, que d’extra-terrestre venu de l’espace) sur les berges britanniques, renoue de manière exubérante avec sa pratique de la pornographie irrévérencieuse et politiquement chargée. Comme dans Raspberry Reich il y a dix ans, on retrouve notamment les intempestifs slogans qui font irruption sur l’écran (« EAT OUT THE RICH »/« MAKE (REVOLUTIONARY) LOVE NOT (COLONIAL) WAR »/« OPEN BORDERS OPEN LEGS »), colonisant l’image et les esprits comme la publicité — à ceci près qu’ils décalent avec humour et salacité son office traditionnel pour proposer des commentaires sur la marchandisation néolibérale des identités subalternes.

Soyons honnêtes : la structure du film — construit en chapitres consacrés à chacun·e des membres de la famille (la mère, le père, le frère, la sœur, la bonne) que le visiteur va tour à tour corrompre par l’exercice d’une sexualité débridée — rate parfois sa cible, et le principe de redondance stylistique devient alors redite maladroite. Contrairement à ce qui est attendu des acteur·ice·s porno, l’attention et l’imaginaire des spectateur·ice·s ne bande pas sur commande et n’éjacule pas à répétition. On fatigue. Mais cette orgie cinématographique un peu trop longue qu’est The Visitor a l’avantage d’offrir un autre spectacle, cette fois-ci non pas à l’écran mais devant lui ; celui de specateur·ice·s berlinois·e·s peu familier·ère·s avec l’œuvre du Canadien qui quittent la salle, choqué·e·s par la présence de plans rapprochés de pénétrations anales sur la scène d’un grand festival. Ce n’est alors pas seulement l’hypocrisie xénophobe des familles anglaises aisées que permet de percevoir La Bruce, mais aussi celle des publics venus acheter à peu de frais leur capital culturel dans le cadre d’un festival. (Laurence Perron)

 


prod. sixpackfilm

RÉTROSPECTIVE MARIA LASSNIG

Le visionnage de ce programme dédié aux courts métrages de l’artiste autrichienne Maria Lassnig, dont la biographie Sleeping with a Tiger (2024) est également présentée au festival cette année, constitue une découverte archéologique inestimable pour les amateur·ice·s de cinéma d’animation. Déclinée en dix films, réalisés pour la plupart dans le New York des années 1970, avec en bonus une autobiographie chantée datant de 1992 (The Ballad of Maria Lassnig), la rétrospective nous propose un vaste survol des lubies de cette autrice exceptionnelle, dont le regard singulier s’applique avec une ironie désopilante à des réalités universelles, particulièrement les relations hommes-femmes. On se délecte surtout de l’énergie contagieuse qui habite ses obsédants ballets de formes métamorphiques qui, dans des compositions musicales débutant avec des variations simples, se développent rapidement pour former des accords d’une fascinante complexité.

Le premier film du programme, Baroque Statues (1970-1974), dédié à Maya Deren, débute à la manière d’un documentaire expérimental sur les statues d’une cathédrale, puis se transforme en performance filmée, où une danseuse vêtue d’habits cérémoniaux effectue des chorégraphies dans un champ, libérant ainsi de façon métonymique le « mouvement » de la statue. Des questions quant à la libéralisation de l’art et au mystique féminin émergent d’une façon raboteuse, jusqu’à ce que la figure dansante commence à se démultiplier au gré de superpositions rythmées, jusqu’à créer une expérience psychédélique qui s’apparente à l’extase. Il s’agit d’ailleurs là d’un leitmotiv de son œuvre, soit la capacité de l’artiste à transformer l’anodin en fantastique, comme dans son Chairs de 1971, où les meubles titulaires effectuent moult permutations monstrueuses.

Les figures crayonnées du deuxième film, Encounter (1970) évoquent quant à elles la nature instable, élastique et posthumaine des corps, plus complexes, que nous retrouverons plus tard dans Shapes (1972) et dans Couples (1972). Ce dernier film, bien qu’il place ses personnages dans des rôles genrés plutôt rigides, avec un protagoniste mâle tour à tour suppliant et indifférent, les incarne pourtant dans des corps aux formes étranges, dont les extrémités indistinctement phalliques et yoniques évoquent une identité sexuelle ambiguë. L’idée du corps comme objet de jeu imprègne d’ailleurs tout le travail de Lassnig, tel qu’en témoigne son fascinant Iris (1971), où des épidermes féminins sont cadrés comme des panoramas étranges aux potentialités infinies, dont les mouvements sont déconstruits pour former des symphonies de courbes, et dont les textures sont altérées par des miroirs déformants, le tout sur une bande sonore aux accents organiques qui évoque l’univers de David Cronenberg.

L’intérêt pour l’histoire de l’art que démontre l’autrice dans le désopilant Art Education (1976) reflète quant à lui un processus amorcé dans ses films précédents, où elle superpose de nombreuses techniques dans une sorte de désir d’évocation instinctif, effectuant la représentation d’un soi à l’identité fluctuante dans une variété de médias complémentaires (la photo, le dessin, le collage). Cette hétérogénéité visuelle se reflète d’ailleurs dans une hétérogénéité de la narration, issue entre autres du concours de différentes voix off. La superposition des trames est particulièrement foisonnante dans Palmistry (1973), où l’utilisation de natures mortes, de dessins, de chansons, de scènes jouées, d’illustrations graphiques, de photos d’archives et de voix off impliquant un chiromancien et sa cliente évoquent une autre ambiguïté de l’identité corporelle, alors que les lignes des mains échouent complètement à brosser le portrait des gens. Des gens dont seul le médium animé semble ici pouvoir cerner toute la complexité. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Monte & Culebra

PEPE
Nelson Carlos De Los Santos Arias  |  République Dominicaine, Namibie, Allemagne, France  |  2024  |  122 minutes  |  Competition

À quoi rêvent les hippopotames ? Comment décriraient-ils l’océan (« quelle sorte de rivière n’a pas de rives ? »). Que feraient-il d’un soudain accès de conscience depuis l’au-delà ? Le dispositif de Pepe peut paraître loufoque, mais il mène à une des expériences de cinéma les plus réjouissantes de cette jeune année (d’autant plus positionnée ainsi, dans la compétition officielle de la Berlinale). Prenant comme point de départ l’importation de quatre hippopotames en Colombie par Pablo Escobar (ce qui introduisit l’animal à l’écosystème local suite à la mort du narcotrafiquant en 1993), De Los Santos Arias tire de l’anecdote une captivante fable postcoloniale où l’hippopotame devient symbole de déracinement, de violences où se reconnaitront afro-descendants et Latino-Américains (le film est une production dominicaine). Le narrateur Pepe (descendant des quatre premiers hippopotames arrachés à leurs terres et leurs coutumes), s’interroge sur ce qu’il est, sur la langue qu’il doit parler, sur ce qu’il doit léguer. De l’Afrique de l’Ouest aux rives du fleuve Magdalena, sa voix off nous berce d’un élan expérimental à l’autre, de la tradition du flicker film à celle du documentaire animalier ou de l’animation pour enfant, en passant par d’époustouflants jeux d’échelles (des scènes de drones, ou encore des travellings glissants capturés à même la proue des bateaux de pêche), où se précise un drame conjugal savoureux en filigrane. Pepe est un film immensément généreux et conceptuellement riche, conçu selon une logique à la fois édifiante et spectaculaire. Il s’agit également d’un film sur le langage et la culture : ses plaisirs se déployant au fil d’une narration mystique et mythologique, au fil d’une langue gutturale où se chevauchent l’espagnol, l’afrikaans et le mbukushu (quel polyglotte ce Pepe !), ses pensées judicieusement écrites pour s’éloigner de l’anthropomorphisme et plutôt privilégier un hippopocentrisme, voire un hippopocène — une culture animale qui, elle aussi, doit composer avec ses dictateurs et ses malédictions. Rigoureux, mais ludique — le troisième acte se dévoile tel un hommage à Jaws ! — sous-titré qui plus est « Étude de l’imagination — Partie 1 » en nous promettant une suite, Pepe est un grand coup de cœur, sans doute notre mascotte festivalière. (Ariel Esteban Cayer)

 


prod. Ley Line Entertainment / Fusion Entertainment

BETWEEN THE TEMPLES
Nathan Silver  |  États-Unis  |  2024  |  112 minutes  |  Panorama

Après quelques rôles remarqués dans les années 1970 (dont une nomination aux Oscars comme Meilleure actrice pour Hester Street [1975]), Carol Kane n’a pas eu la carrière qu’elle méritait, alors qu’elle n’a joué pratiquement que des rôles secondaires. Parmi les plaisirs que nous réserve Between the Temples, il y a celui de retrouver cette actrice trop peu vue, dans un film de surcroit imprégné par l’esprit de Joan Micklin Silver (la cinéaste d’Hester Street, elle aussi malheureusement méconnue), ou encore d’Elaine May. Autrement dit, Nathan Silver s’abreuve à la décennie du Nouvel Hollywood, par ces influences et ce choix de casting comme par la patine chaleureuse de la pellicule, exploitant le grain du 16 mm (magnifique direction photo de Sean Price Williams) pour se rapprocher en douceur des acteur·rice·s. Cela dit, la mise en scène ressemble beaucoup plus au cinéma indépendant américain récent (on pense aux frères Duplass), avec moult gros plans rassemblés dans un montage vif et hachuré, et des ruptures stylistiques versant autant dans le poétique que le slapstick. L’œuvre menace à plusieurs moments de devenir insupportable tant son caractère instable, imprévisible et mouvementé est appuyé, mais c’est précisément ce qui permet de rehausser le sentiment de malaise social, sans compter que cette énergie est en phase avec l’excentricité de Kane et la gêne maladroite de Jason Schwartzman (un visage plus familier, mais que nous avons rarement vu en tête d’affiche), tou·te·s deux exceptionnel·le·s.

Nous connaissons bien les récits de deux solitudes qui se rencontrent au moment opportun, de deux individus brisés par la vie qui tissent une relation en apportant l’un·e pour l’autre un réconfort désiré. C’est donc dans les détails que Between the Temples trouve son originalité, dans la spécificité de l’expérience juive qui est au cœur du film : d’un côté il y a Ben, un «cantor», chanteur qui mène la congrégation pendant les prières à la synagogue; de l’autre Carla, son ancienne professeure de musique, quand il était enfant. Après s’être croisé·e·s par hasard, elle lui demande s’il ne veut pas lui faire passer son Bat Mitzvah, une cérémonie traditionnellement réservée à des filles de 13 ans, mais quand la promesse est faite d’un don important à la synagogue, les règles liturgiques deviennent bien souples. Le scénario (écrit par Silver et son collaborateur habituel, C. Mason Wells) brille dans sa façon d’explorer les questions de foi, la manière concrète qu’elle régit les vies, comment elle est négociée à travers les relations humaines et les aléas du quotidien. L’humour s’incarne dans cette matière, les différents religieux et l’écart d’âge entre les deux protagonistes, le film fonctionnant en crescendo vers un souper où éclate finalement toutes les tensions latentes. Aussi drôle qu’émouvant, Between the Temples s’avère à la hauteur des éloges qu’il reçoit depuis son passage à Sundance le mois dernier. (Sylvain Lavallée) 

 

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Article publié le 26 février 2024.
 

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