WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 5

Par Ariel Esteban Cayer, Alexandre Fontaine Rousseau, Sylvain Lavallée, Laurence Perron et Olivier Thibodeau

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prod. Tessalit Productions

L’EMPIRE
Bruno Dumont  |  France  |  2024  |  105 minutes  |  Compétition

En 1997, après La vie de Jésus, il aurait sans doute été difficile d’anticiper que Bruno Dumont allait plus tard filmer des décapitations par sabre laser ou un face-à-face épique entre des armées de vaisseaux spatiaux. Mais depuis le tournant que son cinéma a pris avec P’tit Quinquin (2014), cela semble presque attendu (quoiqu’encore surprenant), tant la formule demeure la même : des acteur·rice·s non-professionnel·le·s provenant du Nord de la France se retrouvent dans les conventions d’un genre hollywoodien, autrefois l’enquête policière, aujourd’hui une épopée à la Star Wars (1977). Si Dumont était auparavant comparé à Robert Bresson pour l’austérité et l’ascétisme d’une mise en scène visant à révéler les vérités spirituelles des sujets filmés, cette parenté paraît dorénavant incongrue face à une œuvre comme L’empire. Et pourtant, même si les moyens ont changé, l’objectif demeure le même : en demandant à ses interprètes de jouer à leurs façons les clichés du cinéma populaire, Dumont crée un décalage qui est certes source d’humour, mais qui vise surtout à désarçonner les acteur·rice·s, à les arracher à leurs habitudes. Il s’agit d’une autre façon d’étudier un corps, de scruter une physiognomonie pour qu’elle affiche malgré elle une âme qui, par essence (selon la pensée d’un cinéaste comme lui ou Bresson), demeure invisible. 

Le scénario cultive ainsi les situations abracadabrantes et absurdes, à partir d’une prémisse opposant les méchants 0 aux gentils 1, des clans d’extraterrestres ayant emprunté forme humaine et se disputant un bébé messie par qui viendra la fin du monde. Des paysans tiennent des rencontres secrètes en se cachant dans leurs hoodies à l’instar de druides maléfiques, Fabrice Luchini se délecte à jouer une sorte de Darth Vader qui se divertit en regardant danser une cour de personnages difformes, le duo policier de P’tit Quinquin revient en périphérie, comme des témoins impuissants de cet affrontement cosmique, et en même temps, Dumont court-circuite tout ce qui pourrait ressembler à une séquence d’action, qu’on retrouve normalement au cœur de ce genre de récit. Il y a bien un aspect parodique, mais il est secondaire, la science-fiction servant plutôt d’allégorie à cette condition humaine que le cinéaste explore depuis ses débuts. Il en profite pour redistribuer autrement ses thèmes habituels, en illustrant de façon littérale ce combat éternel entre le Bien et le Mal qui se joue dans le cœur de chaque homme (comme on le dit à un moment). Non pas qu’il s’agit d’une grande pensée philosophique, cela reste très superficiel dans cette œuvre qui se veut surtout ludique, mais malgré un changement radical de ton et d’esthétique, l’auteur reste reconnaissable  et, surtout, il s’affaire à inventer de nouvelles manières de mettre en scène des non-professionnel·le·s, ce qui, malgré le résultat un brin inégal, est toujours réjouissant. (Sylvain Lavallée)

 


prod. A24

LOVE LIES BLEEDING
Rose Glass  |  États-Unis/Angleterre  |  2024  |  104 minutes  |  Berlinale Special Gala

Love Lies Bleeding est une histoire de collision. Son élément déclencheur : la rencontre torride entre une employée de gym blasée (aussi fille d’un trafiquant d’armes à feu de la région et jouée par Kristen Stewart) et une bodybuildeuse vagabonde en quête de sa propre puissance (Katy O’Brian). Je dis collision car cette rencontre a la brutalité d’une évidence, et parce que le monde de Lou (la première) et Jackie (la seconde) vont imploser lorsqu’ils vont entrer en contact ; collision parce que l’agressivité est au centre de Love Lies Bleeding, même si elle n’oppose pas les deux amantes — au contraire, elles vont trouver l’une chez l’autre la capacité de survivre à l’adversité qui ponctue leurs quotidiens respectifs. 

Dans le coin perdu du Nouveau-Mexique (présenté comme un véritable terreau de la violence masculiniste latente) où prend place l’action, il ne pousse pas grand-chose — à commencer par les romances entre femmes. Mais dans une ambiance pulp aux visuels léchés et à l’humour grinçant (les cadavres se multiplient si bien qu’on se demande si les protagonistes vont être à court de tapis pour les enrober), l’histoire de Jackie et Lou, contrairement aux attentes que créent les habituels drames lesbiens, ne va pas s’interrompre avec le sang versé, mais plutôt s’en abreuver. 

Le film de Rose Glass ratisse large — histoires familiales tordues, traumas générationnels, rapports de force et manipulation — mais c’est avant tout un film qui porte sur les virtualités de la dépendance, quelle que soit la forme qu’elle prend — les cigarettes que Lou s’enfile malgré ses tentatives de sevrage répétées, les stéroïdes que Jackie s’injecte continûment ou les armes qui circulent sur le territoire comme la testostérone dans les veines des accros du gym (l’alternance des plans est d’ailleurs montée de manière à renforcer cette analogie). Cela dit, les drogues les plus puissantes ne sont ni des objets ni des substances : ce sont l’hypermasculinité et ses fétiches, mais aussi (et surtout) l’amour dans ce qu’il a de plus addictif et de plus jubilatoire. Et peut-être, tout compte fait, faut-il ajouter le cinéma, puisqu’en dépit des quelques relâchements narratifs, la jouissance spectatorielle ressentie en visionnant Love Lies Bleeding offre égalemment une sorte de rush exaltant. (Laurence Perron)

 


prod. Ma.ja.de. Filmproduktions GmbH

ARCHITECTON
Victor Kossakovski  |  Allemagne / France / États-Unis  |  2024  |  98 minutes  |  Compétition officielle

Lentement, notre regard est enseveli. Un flot de roches dévale vers nous, à la manière d'une marée minérale subjuguante. Au ralenti, des pierres se concassent à l'écran. Elles s'agitent, joyeusement puis désespérément. On a presque l'impression qu'elles dansent, s'animant à force de frétillement. Notre œil cherche ses repères, face à ce ballet de formes à la fois insolites et familières. Dans Architecton, la caméra opère comme une coupe transversale du monde. Dévoilant les couches sédimentaires successives qui le composent, elle ausculte son vaste cimetière de matière. Elle contemple l'immense, scrute l'infime et juxtapose ces échelles opposées au service d'une réflexion sur notre manière de plus en plus intenable de sculpter et d'habiter notre environnement. 

Multipliant les prises de vues déroutantes, l'essai documentaire du cinéaste russe Victor Kossakovski est une expérience sensorielle saisissante. Mais bien que son formalisme spectaculaire frise parfois la poudre aux yeux, ce traité d'architecture abordant « la problématique du béton » tire de cette approche esthétisante des hallucinations percutantes. Le réalisateur exploite ici la tension entre laideur et beauté, entre violence et quiétude. Il filme l'humain détruisant pour construire puis détruisant ce qu'il construit, et se demande à quoi rime ce cycle absurde et dévastateur. Il pose sa caméra parmi les ruines antiques de Baalbek au Liban, puis survole celles d'une Ukraine défigurée par la guerre et celles de la Turquie dévastée par un tremblement de terre. Il observe la reconstruction de ces paysages récemment réduits à l'état de poussière, se demandant pourquoi on s'entête à reproduire les mêmes schémas architecturaux, qui sont aussi, forcément, des schémas sociaux. Confiant ses doutes à l'architecte italien Michele De Lucci, Kossakovski insiste pour dire qu'il ne blâme pas les gens de sa profession. Mais son interlocuteur, lui, assume sa part de responsabilité pour ce triste état des choses. Le béton est aride, explique-t-il. Il est incapable d'accueillir la vie. Peut-on vraiment construire une civilisation saine, à partir d'un tel matériau ? Se gardant bien de proposer des solutions, Architecton se contente de soulever la question à travers une série d'images qui provoquent le vertige et nous laisse pantois. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Roadstead / Sunborn / C&I Entertainment

CHIME
Kiyoshi Kurosawa  |  Japon  |  2024  |  45 minutes  |  Berlinale Special

Kiyoshi Kurosawa est un cinéaste au vaste parcours, qui dépasse largement la douzaine de classiques qui en ont fait un auteur incontournable du cinéma de genre mondial. En effet pour chaque Kaïro (2001), le Japonais a réalisé deux courts métrages ou téléfilms méconnus, parfois discutables. À preuve, son étonnante et décevante contribution au Kazuo Umezu’s Horror Theatre (2005), House of Bugs. Aujourd’hui, il prête ses talents de mercenaire cinématographique à la plateforme de streaming japonaise Roadstead, sorte de «boutique» à films numériques (vendus comme des objets physiques) dont les utilisateur·ice·s pourraient ensuite revendre ou louer leurs copies comme dans un marché de seconde main. Première production originale de Roadstead, Chime est une œuvre mineure, pour ainsi dire, où le savoir-faire technique de l’auteur est mis au service d’un récit d’horreur générique qui évoque un ersatz de Cure (1997). 

Matsuoka est un chef raté devenu professeur de cuisine et qui un jour assiste au suicide d’un de ses étudiants, Tashiro, obsédé par un tintement qu’il dit entendre par le biais de son cerveau mécanique. De là, l’affliction s’étend mystérieusement au protagoniste et à d’autres personnages aléatoires, qui sont pris soudainement de pulsions meurtrières. Or, si la prémisse, impliquant des meurtriers spontanés motivés par une force impalpable, nous ramène à son chef-d’œuvre de 1997, on y revient surtout grâce à l’incroyable maîtrise du champ que démontre encore une fois le réalisateur. En effet, malgré le caractère peu mémorable du récit, on assiste ici à une véritable classe de maître sur l’art du cadrage, sur la façon de maximiser le suspense, en déplaçant les limites du cadre, en masquant et en démasquant, en transformant la présence en absence et vice-versa, en traçant le regard des personnages vers des lieux potentiellement hantés, à la recherche de Tashiro, dont l’éloignement physique et mental de ses collègues crée un sentiment d’étrangeté constant, qui participe d’une esthétique de l’aliénation arasant toute la matière humaine du film. À ce titre, on constate que Kurosawa s'apparente étrangement à son protagoniste, un professeur payé pour la démonstration de ses habiletés, sans pourtant parvenir à combler ses véritables ambitions professionnelles, au gré d’un processus de Netflixisation où l’on privilégie une sorte de froide efficacité à l’art de la narration. Et en cela d’ailleurs, Chime demeure un succès en tant que divertissement à usage unique, dans la veine de House of Bugs… mais avec de l’argent en plus. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Jeonwonsa Film Co. Production

A TRAVELER’S NEEDS (YEOHAENGJAUI PILYO)
Hong Sang-soo  |  Corée du Sud  |  2024  |  90 minutes  |  Competition 

Il y a deux types de films de Hong Sang-soo. Il y a ceux qui s’inscrivent dans une sorte de mythologie affective, une logique cumulative, où sont récompensées la loyauté auteuriste et la connaissance méta et extratextuelle de l’œuvre. Une considération du scandale entourant, par exemple, la relation extraconjugale entre Hong Sang-soo et Kim Min-hee, ajoute à la charge émotive de certains des films de sa vaste filmographie (la mise à nu paroxystique On The Beach At Night Alone [2017], le tragique The Day After [2017], ou encore The Novelist’s Film [2022] et sa déclaration d’amour). De même pour la tristesse palpable de Grass [2018] ou Hotel By The River (2018). Puis il y d’autres films de Hong Sang-soo où on observe plutôt le cinéaste creuser une idée technique (le parti pris hors foyer de l’émouvant In Water [2023]) ou structurelle (l’appartement de Walk Up [2022] et sa logique circulaire). La première catégorie n’est pas nécessairement « meilleure » que la deuxième, mais elle est souvent plus satisfaisante sur la durée. A Traveler’s Needs s’inscrit dans la deuxième, mais il s’agit également d’un des films de Hong les plus rigolos, voire loufoques, depuis un moment. Construit autour d’un personnage improbable, joué par Isabelle Huppert à la manière d’un farfadet français surgi de on-ne-sait-où, il s’agit d’une comédie de mœurs quasi-slapstick, où cette voyageuse va-nu-pieds, légèrement saoule tout du long, enseigne le français avec une méthode particulièrement désinvolte, voire insouciante et arrogante. Telle une poète vagabonde, elle titube d’une situation à l’autre, créant la structure même du film (une de ses leçons est, par exemple, répétée mot pour mot). Il s’agit ici pour Hong d’une occasion de pousser ses effets vers un registre purement comique, tandis que les enjeux émotionnels se déploient plutôt en filigrane, lorsque les élèves esseulés tentent de s’expliquer dans une langue étrangère, riche en quiproquos. Formellement, Hong continue de porter l’épure vers de nouveaux retranchements, retrouvant avec la facture numérique dégradée de In Water et In Our Day (2023), ce qui, en soit, vaut le détour. Par contre, si son film propose encore l’ébriété comme une forme de confort et renoue avec l’idée de pouvoir aimer qui l’on veut, il faudra attendre le prochain pour être totalement ému. (Ariel Esteban Cayer)

 

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Article publié le 22 février 2024.
 

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