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L’empire en question : Sur Let's Talk ou le Hong Kong électrique de Simon Liu

Par Mike Hoolboom

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Panorama-cinéma retourne au TIFF cette année après une absence de 4 ans ! Notre chroniqueur Mike Hoolboom, l'un des plus célèbres et attachants cinéastes expérimentaux au pays, nous livrera ses impressions de quelques films choisis parmi la sélection du festival. Ne manquez pas la chance d'assister à l'évènement par procuration, mais surtout de vous abreuver de la verve singulière et revendicatrice de Mike, qui ne manquera pas d'évoquer chez vous des images inspirantes ou horrifiques, comme si vous étiez vous-mêmes dans la salle bondée du Ligthbox.

 Olivier Thibodeau, éditeur Festivals



:: Let's Talk (2023) [Simon Liu]

Simon Liu est un fidèle maximaliste. Dans un monde déjà saturé d’images, il est déterminé à en glisser autant qu’il peut dans ses courts métrages, en superposant généralement des dizaines de couches qui se présentent comme une archéologie frénétique du présent. Simon s’est aujourd’hui établi à Brooklyn, après avoir obtenu son diplôme de la Tisch School of Arts de la New York University en 2008. Il n’est donc peut-être pas si curieux qu’il continue de tourner en pellicule (un choix incroyablement coûteux, soutenu par un rythme de travail croulant sous les décalages), car New York est une ville qui reste captivée par sa propre histoire, et où les projections éphémères de films analogiques se poursuivent sans relâche.

Depuis 2014, le travail de Liu se concentre sur des portraits urbains de Hong Kong, où sa famille vit encore aujourd’hui. Ses visites familiales donnent lieu à des blitz de tournage au cours desquels il recueille des preuves de la transformation agitée de la ville et de la tension qui gagne nouvellement du terrain, tandis que la cité-État continue de s’acclimater au passage du régime colonial britannique à l’autorité chinoise.

Dans Let’s Talk (2023), son penchant pour les constructions denses se dégage principalement de la bande sonore, avec ses voix ralenties et ses gribouillis électroniques, ses ronronnements superposés et ses conversations radiophoniques retravaillées qui produisent une cacophonie tourmentée. Les images qui accompagnent ces sons forment un flux chargé, rempli de regards aigus. Des oranges sont lancées sur un étal de fruits, bien que l’emballeur demeure invisible, si bien qu’elles semblent apparaître comme par magie. Une main gantée semble gérer la circulation, la lumière clignotant sur un mur jaune. La signalisation urbaine crée une série d’intertitres, pointant de façon ironique au nouveau gouvernement de la ville. «Une nouvelle ère. Pour donner vie à votre imagination. Reconstruisons.» Parfois couvertes de filets et de fils, des fenêtres pixélisées animent des images accueillant la ville, comme si la population entière vivait derrière les barreaux. Les caméras de surveillance soulignent le point de vue des dirigeants, bien que ces regards soient suivis de passages nocturnes dans lesquels Liu filme avec un obturateur ouvert une image à la fois, produisant une série de lignes de fuite urbaines fiévreuses, baignées de lumière.

La caméra est toujours entre les mains de l’artiste, comme pour redimensionner la ville, comme pour loger sa taxinomie de signes dans le corps tremblant d’un seul observateur. Plusieurs passages du film sont montés directement dans la caméra, ce qui leur confère une qualité particulièrement vivante, préservant l’énergie du contact original. Les joies palpables des rencontres sont fraîches pour toujours, alors que cet artiste chevronné effectue une foule de gestes précis avec sa caméra. Il passe soudainement à un ralenti à même l’appareil pour filmer une vieille dame qui monte un escalier escarpé vers la sortie lumineuse d’une bouche de métro. Il filme sans que la tourelle de l’objectif soit bien alignée, de façon à ce que le diaphragme circulaire soit visible. En desserant la plaque de pression qui tient la pellicule en place, il engendre des descentes floues en crescendo. Chaque tour de sa caméra approfondit un regard, produisant un sentiment d’intenses compressions et d’engagement.

Cette symphonie urbaine en miniature est une célébration de l’éphémère. Rien ne dure, un moment cède inexorablement la place à un autre. L’acte de regarder est mis à l’avant-plan, comme si l’artiste ne pouvait prendre vie complètement qu’au moment où il est derrière son armure-caméra, s’agitant et recadrant, toujours à l’affût d’un spectacle coloré saisissant, d’un clown urbain, puis d’un balayeur de rues qui débarrasse la chaussée de tout ça.

Une impression de menace palpable s’installe, centrée sur un babillard caricatural où la police tient les piétons à l’écart d’un arbre cassé. Le ruban d’avertissement de danger qui délimite le dessin rappelle la façon dont le nouveau gouvernement est résolu à projeter ses démarcations dans la vie de ses citoyens, créant des zones interdites pour le soi, la famille, le voisinage. Le flux d’images semble maintenant faire partie d’un déluge irrépressible auquel la population est impuissante à résister. Homards empilés dans des réservoirs en attendant d’être massacrés, circulation rapide qui ne va nulle part, graffitis délavés montrant un cœur effiloché. La dernière image de ce mini-essai sans paroles est une série d’énormes produits industriels entraperçus à l’extérieur, couverts d’un emballage rouge qui claque au vent violemment. La Chine rouge est déjà là, recouvrant tout; c’est le nouveau prisme sous lequel la cité peut se comprendre désormais.

Après la fin, un nouveau jeu de questions émerge. Ce film fait-il partie de la nouvelle guerre froide mise en place par les États-Unis, qui ont récemment armé les voisins de la Chine parce que cette dernière ne veut pas « faire ce qu'il faut » et suivre les ordres des Américains, comme le reste du monde ? Aux oppressions de l’État chinois, l’artiste oppose-t-il le héros romantique qui se tenait au cœur du projet de l’avant-garde américaine des années 1960 — symbolisé par la rhétorique de la célèbre Bolex à manivelle que Liu utilise ici avec tant d’impact ? Avant les manifestations contre la Loi d’extradition de 2019, les films de Liu semblaient comme des attractions perceptives, des palimpsestes de rencontres fortuites aux sous-entendus menaçants. Mais alors que Let’s Talk montre comment la ville est recadrée par la Chine, peut-être l’œuvre de l’artiste est-elle elle-même encadrée par l’empire dans lequel il réside aujourd’hui? L’une des caractéristiques de l’exceptionnalisme américain a été sa troublante capacité à changer l’image de ses ambitions impérialistes (renverser des douzaines de gouvernements dans le monde, faire la guerre ouvertement ou par l’entremise de sanctions et d’échanges commerciaux), au moins auprès de sa propre population, tout en peignant les redoutables communistes d’une autre manière. Si seulement l’Amérique était une démocratie. Si seulement la Chine était communiste.

Comment se situer soi-même comme citoyen de l’avant-garde, comme une personne qui est chez elle dans deux villes, à cheval sur deux empires ? Le titre du film, Let’s Talk, semble ironique, notamment parce qu’aucune voix reconnaissable n’est entendue dans le film. Cela suggère non pas que nous soyons invités à participer à une conversation en cours, mais que le moment des discussions est déjà passé. Pour les héros américains de l’âge d’or du cinéma expérimental, ç’aurait pu être vrai. Mais qu’en est-il de nos jours, alors que la guerre froide a été ravivée en Ukraine, et qu’elle menace de s’étendre au Pacifique occidental? Quel est le rôle de l’artiste médiatique marginal au milieu des ambitions et du reflux des empires?

Arundathi Roy : « Aimer. Être aimé. Ne jamais oublier sa propre insignifiance. Ne jamais s’habituer à la violence indicible et à la disparité vulgaire de la vie autour de soi. Chercher la joie dans les endroits les plus tristes. Suivre la beauté jusque dans sa tanière. Ne jamais simplifier ce qui est compliqué ni compliquer ce qui est simple. Respecter la force, jamais le pouvoir. Et par-dessus tout, observer. Ne jamais détourner le regard. Et ne jamais, jamais oublier.» [1]

 


[1] Arundathi Roy, The End of Imagination (Chicago : Haymarket Books, 2016), 9, 
https://www.spokesmanbooks.com/Spokesman/PDF/68roy.pdf

 

 

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade

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Article publié le 3 octobre 2023.
 

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