WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Fantasia 2023 : Partie 6

Par Alexandre Fontaine Rousseau, Jean-Marc Limoges, Anthony Morin-Hébert et Olivier Thibodeau

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prod. 
Gu Sung-mok

DEVILS
Kim Jae-hoon  |  Corée du Sud  |  2023  |  106 minutes  |  Sélection 2023

Aux alentours de l'année 2000, les films de body swap (échange de corps) pullulaient. Pour susciter l'adhésion du public vis-à-vis de ses loufoques prémisses — l'esprit de deux individus est interchangé, chacun habitant désormais le corps de l'autre —, la formule tendait à privilégier la comédie (Freaky Friday, 2003; It's a Boy Girl Thing, 2006), mais elle s'est révélée étonnamment adaptée aux thrillers (Face/Off, 1997). Tout comme Christopher Landon l'avait fait avec Freaky en 2020, le cinéaste coréen Kim Jee-woon dépoussière ce type de récit singulier en mêlant le suspense à l'humour, nous proposant une œuvre absolument déjantée qui ne plaira pas à tou·te·s.

Le long métrage s'amorce par le tournage d'un film snuff dont aucun détail n'est épargné, annonçant d'entrée de jeu la violence extrême à laquelle nous aurons affaire. Les responsables sont recherchés par la police et l'un des enquêteurs fait de l'investigation une affaire personnelle. Quand il tombe sur la trace d'un des coupables, il est déterminé à l'attraper coûte que coûte; les deux hommes disparaissent lors d'une course-poursuite pour réapparaître un mois plus tard dans un accident de la route. À son réveil à l'hôpital, Jae-hwan se trouve désormais dans le corps de Jin-hyuk et vice versa. S'ensuit une série d'imbroglios où le gentil-dans-le-corps-du-vilain tente de faire comprendre la situation à son partenaire policier et d'échapper à la prison pour protéger ses proches, tandis que le vilain-dans-le-corps-du-gentil exploite sa nouvelle vie à son avantage.

Typique des films de body swap, le jeu des oppositions est marqué, confrontant le policier flegmatique et vertueux au tueur sadique et véreux. Les habitués du cinéma coréen ne s'étonneront toutefois pas de constater qu'au fil du récit, les différences entre les protagonistes finissent par s'amenuiser pour nous révéler les revers moraux de la soif de justice et du vigilantisme — le mal n'est jamais bien loin du bien et Jae-hwan se révèle presque aussi monstrueux que le tueur en série. Aux meurtres gratuits perpétrés par le vilain finissent par correspondre la torture à laquelle s'adonne le gentil; dans un cas comme dans l'autre, l'infamie des gestes posés est percutante et verse souvent dans le gore. Armés de couteaux de tout acabit, d'une masse, d'un marteau et de pieux, d'une batterie de voiture, d'une agrafeuse, d'un bâton ou de puissantes drogues synthétiques, les deux forcenés ne retiennent pas leurs élans. Les scènes de cruauté et de combat sont systématiquement tournées d'une manière esthétisée, baignant dans des éclairages fortement colorés et contrastés alors qu'une trame sonore solennelle accentue l'intensité. Cela dit, l'absurdité du conflit prend graduellement le dessus sur le sérieux de la violence: le ridicule des affrontements ne cesse d'augmenter, les quiproquos s'accumulent alors que l'histoire prend d'improbables détours et les commentaires métaréflexifs se mettent à transiger par les personnages qui interrogent la plausibilité des films d'échange de corps. L'humour noir qui en résulte se conjugue à la brutalité de la mise en scène pour produire un humour cuisant auquel on adhère ou non. En se servant d'un dispositif narratif extravagant qu'il déconstruit à même son récit, Kim Jee-woon réinterprète des thèmes communs aux thrillers coréens — la justice, la vengeance, le bien et le mal — en les ludifiant pour nous faire passer un bon moment, mais il les vide du même coup de leur pleine portée; des œuvres comme I Saw the Devil (2010) ou Lady Vengeance (2005), auxquelles Devils fait immanquablement penser, demeurent beaucoup plus troublantes dans leur exploration des conflits moraux entourant le châtiment des plus viles spécimens de l'humanité. (Anthony Morin-Hébert)

 


prod. Jeremy Coon Productions / September Club

A DISTURBANCE IN THE FORCE: HOW THE STAR WARS HOLIDAY SPECIAL HAPPENED
Jeremy Coon et Steve Kozak  |  États-Unis  |  2023  |  87 minutes  |  Sélection 2023

L’histoire que raconte A Disturbance in the Force se déroule il y a bien longtemps, dans une galaxie très lointaine où la marque de commerce Star Wars n’était pas encore tout à fait consolidée. Il se passe à une époque où le film de George Lucas n’était encore qu’un immense succès aux box-office, un long métrage à l’avenir incertain dont les producteurs ne savaient pas encore exactement comment gérer le gigantesque potentiel commercial. Star Wars (1977) n’était encore qu’un film, les films n’étaient encore que des films… et la télévision était encore un pôle culturel rassembleur, possédant ses propres codes, vers lequel toute chose était éventuellement attirée.

A Disturbance in the Force raconte donc l’histoire du légendaire Star Wars Holiday Special, mystérieux programme de variétés diffusé sur les ondes de CBS le 17 novembre 1978, puis aussitôt oublié en raison de sa médiocrité notoire. Pendant des décennies, c’est d’ailleurs sa rareté qui a fait dudit Holiday Special un objet de culte parmi les geeks de tout acabit et les fans de Star Wars en particulier. Les copies VHS d’une qualité discutable circulaient sous le manteau, se partageaient parmi les initiés tels de précieux artéfacts… et la rumeur voulant que l’émission n’était pas très bonne ne faisait qu’alimenter la curiosité à son égard.

Il y aurait d’ailleurs eu un film fascinant à faire sur la manière dont l’accessibilité a transformé notre rapport à la culture populaire, ainsi que sur la standardisation des manifestations de celle-ci à l’ère des conglomérats médiatiques et des plans quinquennaux de production dont font de nos jours l’objet des propriétés intellectuelles telles que Star Wars. Et ces pistes sont parfois évoquées, au détour d’un commentaire ou dans les replis d’un sous-texte que l’on cherche à peine à explorer. Mais le documentaire de Jeremy Coon et de Steve Kozak se contente essentiellement de nous raconter le plus platement possible l’histoire de cette production torturée, à la manière d’une page Wikipedia que l’on n’a même pas à faire l’effort de lire.

Certes, le résultat n’est pas déplaisant ou totalement inintéressant. Il est évidemment amusant d’entendre les principaux intéressés raconter comment ce ratage en est venu à voir le jour, ou encore déterrer le souvenir d’un épisode particulièrement étrange de Donny & Marie dans lequel Kris Kristofferson a tenu le rôle de Han Solo face à une bande de Stormtroopers dansants. Mais la pudeur et la politesse générale relèguent cette plongée dans les coulisses du Holiday Special au rang de visite guidée un peu trop balisée, au cours de laquelle il est interdit de poser certaines questions.

Évidemment, le plus grand absent est George Lucas lui-même  qui a depuis longtemps désavoué le projet. On accède donc à son opinion par l’entremise de deux ou trois documents d’archives, ou à travers les dires d’un Seth Green que le film catapulte au rang d’historien de la culture populaire. Le montage tente tant bien que mal d’insuffler un peu de substance à tous les témoignages récoltés; mais même cette conclusion tentant tant bien que mal de redorer le blason du Holiday Special paraît forcée, comme un happy end plaqué de force sur une histoire dont le principal intérêt est justement de s’être très mal terminée. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Unpa Studio

NEW NORMAL
Jung Bum-shik  |  Corée du Sud  |  2022  |  112 minutes  |  Sélection 2023

Avouons-le d’emblée: on aime les films coréens, choraux et comiques. Et on allait être servi avec le jouissif New Normal. Six chapitres. Six protagonistes. Aucune morale. Voilà qui avait de quoi nous réconcilier avec la vie (sans vie) dont on a de plus en plus de mal à gober la médecine. Aucune morale, vraiment? Nihiliste, ce film? On en tire des leçons, mais qui ne sont peut-être pas celles auxquelles on voudrait croire:

1° Ne jamais se fier aux apparences (ou: L’habit ne fait pas la femme).

2° Ne jamais parler aux inconnu·e·s (ou: Dieu ne te remettra pas toujours au centuple).

3° Un tient vaut mieux que deux tu l’auras (ou: Qui trop embrasse plus d’un lièvre à la fois mal étreint).

4° L’argent peut faire le bonheur (ou te sauver la vie... de quelqu’un qui veut la perdre).

5° L’amour rend aveugle (ou: Une brosse à dents ne se prête pas).

6° La curiosité est un vilain défaut (ou: La pétanque est un jeu dangereux).

Mais au-delà de ces leçons offertes par les diverses sanctions narratives (que l’on peut piger dans l’histoire), Jung Bum-shik nous permet surtout de méditer sur les moyens grâce auxquels ces leçons sont offertes. D’une part, grâce aux rétentions d’information (qui s’opèrent au niveau du récit): si l’on souhaite ardemment qu’un enfant bienfaisant, qu’un voyeur oisif, qu’un Roméo esseulé ou qu’une ado désabusée aillent jusqu’au bout de leur quête  à leurs risques et périls, d’ailleurs , c’est que nous sommes chevillés à leur vorace et vicieux appétit par une focalisation interne stricte (on en sait autant que ces personnages qui en savent moins que les autres). D’autre part, grâce à la façon dont ces informations sont filmées (laquelle relève du discours): si l’on présuppose un peu trop vite que l’homme est l’assassin et que la femme est la victime, si l’on se doute (à tort) que le Don Juan est démoniaque ou (à raison) que la vioque est braque, c’est sans doute à cause des couleurs, des gros plans, des cadrages, des ralentis, des mouvements, de la bande-son, du montage... preuve, s’il en est, que tout est toujours arrangé avec le «gars des vues» (gars auquel il ne faut jamais entièrement faire confiance, et ce, sans égard à la vue: ce peut être dans un film de fiction, un documentaire, aux nouvelles du soir...). Autrement dit, notre curiosité malsaine et nos jugements expéditifs naissent souvent, non de la réalité, mais de la façon dont elle nous est racontée.

Enfin, il ne faut pas bouder le plaisir  car plaisir il y a  que l’on peut éprouver devant ces personnages que l’on voudrait voir punis pour leurs mauvaises actions ou récompensés pour leurs bonnes intentions, alors que le destin en a décidé autrement. Le karma est quelquefois un beau salaud.

Oui, il y a des leçons à tirer de ce film. Et la pilule qu’il nous fait avaler est bien dorée. (Jean-Marc Limoges)

 


prod. Nikkatsu Corporation

PEOPLE WHO TALK TO PLUSHIES ARE KIND
Yurina Kaneko  |  Japon  |  2023  |  109 minutes  |  Camera Lucida

J’ai longtemps joué avec des toutous. Moi et mon frère en avions un coffre plein, tous avec leurs noms et leurs voix différentes (Phil, le castor stupide et sa blonde Philippine, Caramel, Arthur Croquedur, Alex le beau chat…); nous avions même une ligue de hockey où chacun représentait une équipe. Mais, je ne leur ai jamais adressé la parole. Et c’est certainement l’une des choses qui a retardé mon développement émotionnel: le fait de n’avoir personne à qui parler de mes angoisses et de mes sentiments, contrairement aux membres du «PLC», le Plushies Club de l’université kyotoïte que fréquentent Nanamori et Mugito. People Who Talk to Plushies Are Kind, c’est l’histoire de ce groupe de gens et de toutes leurs déchirantes imperfections, mais c’est surtout un film sur les vertus et les limites de la toutou-thérapie, dans un monde où, face à une société anthropophage, la compassion et l’empathie sont devenues des fardeaux à porter pour les âmes sensibles.

Le premier long métrage écrit et réalisé par Yurina Kaneko constitue une bouffée d’air frais dans le paysage pastel et lumineux du mélodrame initiatique japonais, misant sur une bonne dose de sens commun pour permettre à la réalisatrice de transposer les belles leçons du genre dans la réalité cruelle du monde contemporain, cultivant un sens salutaire de la nuance qui lui permet d’atteindre une rare complexité émotionnelle. C’est la version adulte de Insomniacs After School (Chihiro Ikeda, 2023) pour ainsi dire, une œuvre dont l’humanisme n’est jamais candide, dont la tendresse ne cède jamais à la naïveté, dont la sensibilité n’est pas synonyme de sentimentalisme, bref dont l’utopisme est toujours parfaitement lucide. C’est un film qui, en plus d’aborder de manière frontale plusieurs tabous de la société japonaise (l’homosexualité, la binarité de genre et les violences sexuelles faites aux femmes), s’attaque aussi au patriarcat via le personnage fort et marquant de Shiraki, qui est là pour libérer le protagoniste masculin, mais d’une façon socratique, pas de cette manière bonasse et altruiste qui caractérise généralement les femmes dans ce type de récits. Elle n’est pas là pour réconforter le héros, mais pour le confronter. Un peu comme la réalisatrice elle-même, qui déploie ici une mise en scène singulière et fascinante, remplie de plans perceptifs, mais inusités (à laquelle répond bien une bande sonore minimaliste et discordante). Elle orchestre surtout plusieurs plans-séquence minutieusement chorégraphiés où ses acteur·ice·s se livrent à des joutes oratoires corsées ou se déploient gracieusement dans des tableaux inoubliables, d’une magnifique absurdité, à la fois beaux et déchirants (comme ce long plan où la caméra navigue parmi les corps des membres du PLC qui discutent chacun à leur toutou dans le local du club).

Le prémisse mielleuse du film, évocatrice du kawaï japonais, cache une réalité troublante que nous découvrons très vite. Au début, on nous présente les membres du club comme des gens timides et bienveillants, pas comme les excentriques caricatures de cartoon qu’on retrouve dans la comédie japonaise, mais comme de simples introvertis maladroits. Ce n’est que lorsque l’on entend pour la première fois les troublantes confessions que Tarayama livre à son toutou, à propos de sa hantise pour la méchanceté interpersonnelle, que notre cœur commence à flancher et que nous réalisons que les peluches servent ici de réceptacles à des angoisses traumatiques. On pénètre ensuite de plus en plus profondément dans les raisons du mal-être qui affectent les personnages, quittant le nid confortable que représente le club pour pénétrer dans le monde réel, où la réalisatrice leur [et nous] rappelle l’importance de discuter avec des gens qui peuvent nous répondre et nous offrir du support moral, malgré le fardeau que l’écoute peut représenter pour eux. Et c’est finalement dans une douce amertume que l’humanisme de Plushies parvient à fleurir, à l’instar de la proverbiale rose dans la merde. (Olivier Thibodeau)

 Prochaine projection : 2 août à 17h00 (Salle J.A. DeSève)

 


prod. One Manner Productions

T BLOCKERS
Alice Maio Mackay  |  Australie  |  2023  |  75 minutes  |  Fantasia Underground

C’est décousu, c’est bordélique, avec une structure dramatique chancelante, mais il y a une certaine intelligence cinéphilique dans ce film de la jeune cinéaste culte Alice Maio Mackay, dans la triple mise en abîme de son récit, dans la célébration méta du cinéma de série B et de son habilité à métaphoriser les problèmes sociaux à des fins libératrices, et dans certains dialogues punchés qui donnent un tranchant effronté à sa sensibilité mumblecore. Ça fait surtout du bien de voir un montage où un groupe de justicières féminines (avec un mâle cis de service) mené par une femme trans vêtue d’une cagoule rose taper sur des incels et autres masculinistes, puis faire éclater le ver noir qui leur gruge le cerveau. La métaphore n’est pas subtile, mais le plaisir des représailles demeure, et la salve politique aussi, dirigée contre un gouvernement «protofasciste» qui envisage de déclarer les services aux enfants trans comme de la maltraitance, mais surtout contre l’idée de transphobie et de misogynie (véhiculée par des commentateurs conservateurs comme Jordan Peterson et, l’autre, là, le petit: Ben Shapiro). C’est très cathartique en fait, comme est supposé l’être le cinéma d’horreur, dédié à la destruction des monstres et autres créatures allégoriques. «Mais qui sont les vrais monstres», nous demande une maîtresse de cérémonie à mi-chemin entre Elvira et Criswell qui apparaît sporadiquement à l’écran, au milieu d’un plan noir où ne paraissent que le haut de son corps et ses mains, «sont-ce les monstres eux-mêmes ou ceux qui en ont fait des monstres?»

Caractérisé par une facture mumblecore à saveur punk, teintée de l’esthétique home movie des films d’horreur de l’époque VHS, avec des éclairages néonisés, de la grosse musique tonitruante, des trips de dope, des scènes de vomi et de joyeux massacres, T Blockers est surtout très réflexif, mettant en scène une metteuse en scène trans (comme la réalisatrice) qui s’inspire d’un·e autre cinéaste pour raconter l’histoire dans l’histoire de sa lutte contre un trans chaser corrompu. Le film raconte aussi les vrais problèmes que vit la protagoniste en tant que cinéaste et personne trans, son rapport ambigu aux producteurs, qui flairent en elle l’opportunité d’exploiter la communauté queer, mais aussi aux hommes. Or, si les deux registres du film (d’un côté le drame intime, de l’autre l’horreur fantastique) pourraient sembler immiscibles, ils réussissent ici à se mailler d’une façon créative et pertinente. Serait-ce simplement à cause du chandail que porte l’héroïne, où l’on peut lire «Horror is Queer»? Ou serait-ce plutôt puisqu’ils s’inscrivent tous deux dans un processus d’affirmation auteurielle qui participe de la signature transgressive de la réalisatrice? Cela dit, celle-ci se permet bien des choses ici, mais why the fuck not? Ce n’est pas comme si elle était prisonnière des rouages de l’industrie ou qu’elle visait à faire les marquises des mégaplexes de banlieue. Pourquoi ne pas pleinement assumer l’expression de sa personnalité et de ses lubies, surtout s’il s’agit d’une façon pour elle de se prendre au sérieux sans vraiment se prendre au sérieux? L’important, c’est le plaisir viscéral du visionnage, et pour ça, elle réussit haut la main. (Olivier Thibodeau)

 

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Article publié le 1er août 2023.
 

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