Récits invite les practicien·ne·s du cinéma (de la prise de son à la réalisation, de la critique au montage, de l’enseignement à la création de décors, du jeu à la préparation de la nourriture et au transport), à relater, narrer, expliciter, poétiser, selon une forme propre à chaque inspiration, un aspect — fût-il moment décisif, détail prégnant, dimension décelée, caractère évènementiel, scénario contemplé ou avorté, anecdote signifiante — révélant ce par quoi le cinéma se lie à la mémoire, à la pensée, aux affects, aux vies. Quels canaux (image, son, montage, tournage, visionnage, films, récits, plans, jeu), quelles courroies (personnes, figures, motifs, thèmes, problèmes), quelles situations (une après-midi, une ville, une salle de cinéma, un premier rancart, un cours épiphanique, un voyage en avion) forment nos récits de cinéma ? Quelles arrières-scènes et quels éclairs de vie le cinéma met-il en lumière, à travers sa vaste mobilisation de savoir-faire, en frayant dès lors d’autres récits de cinéma ? — Maude Trottier, Éditrice Récits |
Ça passe par la prise continue de notes, par les cahiers où sont consignées des impressions, des évènements, des envies de cinéma. Des dessins de petites ampoules allègres départagent les « nouvelles bonnes idées » des gribouillis qui habitent tantôt les marges, tantôt des pleines pages. Ça va de soi, c'est écrit quelque part. Je cherche en 2019. Je feuillette les carnets, tels des flip-books où mes cogitations brouillonnes tendent à se délier. Je trouve. Des pattes de mouches, des bavures d'encre et un discret « Lizzy Hobbs — talk. under the rostrum » qui me replonge dans l'édition du Festival international d'animation d'Ottawa d'alors. Elizabeth Hobbs, une cinéaste d'animation britannique respectée, mais pas assez célébrée, à la signature documentaire artisanale — de l'aquarelle en passant par l'estampe sous la caméra — y offrait une généreuse leçon de cinéma. À mon initiative, des ami·e·s et moi nous sommes alors réuni·e·s, petite bande de cinéphiles au Théâtre de la Cour des arts dans un état d'esprit un peu lendemain de veille, mais empli de curiosité. Les estrades en bois craquaient. C'était un début d'après-midi et l'on s'apprêtait à vivre une traversée de l'œuvre d'Elizabeth Hobbs. Une douzaine de courts métrages… À la lecture de ces enfilades de notes manuscrites bien rondes, l'engouement se réactive. Ça me saisit. Ça fait longtemps que je ne m'étais pas prêtée à l'exercice de soupeser les enseignements de cette cinéaste, ses échos dans ma pratique.
« Share a practice, make it less precious » évoquait d'entrée de jeu Hobbs en référence aux nombreux ateliers de cinéma qu'elle a dirigés dans des écoles secondaires et des hôpitaux. Interpellée par l’idée de « rendre les choses moins précieuses », d'un cinéma d'animation plus artisanal, sans aura de préciosité, je me prends à revenir à une notion de plaisir. Surtout en ce qui a trait à la création d'images, j’accorde en général peu d’importance à ce que chacune d'elles soit belle, réussie, très achevée. Si j'aspirais à atteindre un idéal d'images individuelles léchées, ça m'enlèverait du plaisir, ça me ralentirait, dans le geste d'animer, mais aussi dans le flot, dans la possibilité d’expérimenter. Ça prendrait plus de temps. Je crée des dessins en série, et cette sérialité insuffle une sorte de vie à des personnages, à des choses, à de l'invisible, difficile à cerner aussi. Ce qui me semble primordial, c'est l'enchaînement, la vitalité des images : une certaine stabilité, un certain contrôle du trait, des motifs… mais chaque image n'a pas à être belle. Il s'agit plutôt de chérir l'imprévu, les surprises, les fautes, le jeu — tout ce qui semble décalé. On doit parfois se résoudre à re-dessiner des éléments quand ils ne sont pas récupérables. Animer, c'est parfois ré-animer. Ça force un rapport assez humble à la pratique, ça désacralise.
C'est parce que j'ai ressenti, à un moment, la certitudeque c'était possible de créer du cinéma comme on fabrique des fanzines — avec des blaguettes, en série et sans arrière-pensée —, que je me suis lancée en cinéma d'animation. Mais pas seulement. En parallèle de la formation collégiale en cinéma et des études en scénarisation, pendant un temps, l'été je partais planter des arbres. J'affectionnais particulièrement la solitude, l'état de concentration, la performance, mais aussi le mouvement plutôt machinal, répétitif. Avec un rythme constant venait une espèce de soif qui ne s'étanchait jamais. C'est ce genre d'endurance que j'ai redécouvert avec le cinéma d'animation — la main adroite, l'habileté ouvrière dans les répétitions, les longues heures. Cette soif, je crois aussi la déceler dans ce qui impulse les traits, la mise en couleur. On tombe alors dans un aspect propulsif qui caractérise les gestes exécutés, unevolonté de finir d'encrer un dessin pour en commencer un nouveau, sans cesse. Puis les dessins moches, souvent je les garde dans mes piles numérotées (quitte à en créer une réplique), je les tourne et ça n'interrompt pas la ronde des gestes.
Chaque dessin bondit vers le prochain — un peu à l'instar du moment où les images, les intervalles sont choisies et montées. On enchaîne les scènes, les plans avec des coupes franches, des surimpressions, des fondus enchaînés, ou parfois même des fondus enchaînés décalés (staggering mixes). Encore à ce jour, toutes les possibilités de montage que le cinéma d'animation recèle me semblent hallucinantes. En 2019, dans sa leçon de cinéma, Hobbs aborde ses films et ses études récentes (notamment G-AAAH [2016], la bande annonce du festival [2019] et I'm OK [2018]) sous la loupe de techniques et d'expérimentations avec le flicker, le scintillement à l'écran — une question qui renvoie autant à l'animation qu'au montage. Dans G-AAAH, une image sur deux représente l'aviatrice Amy Johnson, et sa contrepartie clignotante, c'est un avion, ses hélices en mouvement. L'oscillation à vingt-quatre images par seconde d'un plan animé à l'autre, de ces deux séquences qui s'entrecoupent entraîne une sorte de mariage, une indissociabilité entre les plans. Malgré l'espèce de frénésie du défilement, les formes à l'écran restent lisibles, faciles à deviner. Il s'agit de caractères imprimés sur du carton à la machine à écrire, puis assemblés dans des figures schématiques reconnaissables. Des tirets, des chiffres, des O, des V composent le petit avion, alors que la pilote a été conçue au moyen de parenthèses pour son casque, d'un deux-points en guise d'yeux et de O majuscules pour ses lunettes. À un moment, le biplace traverse un ciel étoilé d'astérisques sur fond noir et c'est joli. D'une part les étoiles opèrent une translation à chaque deux images, de l'autre l’avion poursuit son vol, isolé sur sa feuille contre la nuit.
:: G-AAAH (Elizabeth Hobbs, 2016)
Dans G-AAAH, on retrouve tout le plaisir du raccord entre les images, les intervalles, une pensée du montage imbriquée et intrinsèque à l'animation. Plus que le plaisir, j'avancerais qu'il y a un aspect de surprise. Hobbs disait à propos de ses tournages sous la caméra de ne pas hésiter à improviser, d'essayer des choses qui parfois ne fonctionnent pas, « plan it out on paper [...] try to see what's going to happen ». Cette idée de surprise, de « voir ce qui se passe », ce que ça donne après un tournage ou un dessin, je l'estime, je la trouve assez essentielle. Au banc-titre, sous la caméra — par exemple si je me remémore le tournage de Temps de glace (2019) —, je découvrais mon film pour la première fois. Non pas monté en entier (et il y avait eu d'autres itérations avant), mais tout de même. Je me souviens de cette sensation qui tenait de la surprise, d’une exaltation même. Comme cinéaste, c'était galvanisant de se rendre compte que je « rencontrais » Temps de glace pour la première fois à chaque prise de photo. Ça me touchait de pouvoir assembler toutes les images ensemble, dans un enchaînement perceptible à douze images par seconde, d'être en contact pour la première fois avec leur charge, leur fébrilité. Je renoue avec ce souvenir à chaque revisionnage de la petite zamboni sur la glace.
:: Temps de glace (Rachel Samson, 2019)
:: Parc à chats (Rachel Samson, 2020)
Par ailleurs, malgré ma volonté de conserver les piles de dessins qui ont formé mes films, force est d'admettre que Temps de glace se trouve aujourd'hui entreposé dans un piètre état. D'abord parce qu'au moment de colorier Parc à chats en 2020, il ne restait plus assez du papier journal que j'utilisais comme canevas et que ça n'était plus possible de se réapprovisionner à cause de la pandémie. Je me suis résolue à découper des images de Temps de glace pour en récupérer des aires qui n'avaient pas été encrées. C'était plutôt crève-cœur. Ensuite, la qualité plus modeste du papier a engendré une dégradation accélérée des images. La moitié de la pile a jauni. Une partie des dessins jaunissait déjà lors du tournage. Comme les œuvres exigent beaucoup de papier, souvent des centaines de crayons, j'ai pris l'habitude de m'astreindre à des matériaux plus accessibles, moins coûteux afin de pouvoir mener à terme les projets. Les moyens dont je disposais pour diriger Temps de glace et les films subséquents se trouvaient à être bien modestes, mais cette modestie imposée m’a fait réfléchir à l’autonomie qui est chère à Hobbs. En relisant mes griffonnages à partir de la leçon de cinéma de Hobbs, sa préoccupation pour l'autonomie dans la création m'apparaît disséminée partout. Déjà, à travers ses choix d'aménagement d'un atelier : depuis 2005, Hobbs travaillait depuis une deuxième salle de bain condamnée de son appartement, où les robinets étaient enduits de papier adhésif afin d’empêcher l’eau de circuler. Un banc-titre fermait la cuve du bain et le carrelage du plancher servait de séchoir pour bon nombre de feuilles pendant qu'elle en attaquait d'autres. Sa salle de bain, plutôt étroite, l'obligeait à animer seule. Il n'y avait pas de place pour un autre artiste dans la pièce, et encore moins d'espace pour circuler. Enfin, quelle débrouillardise ! Voici la reine du do-it-yourself et du cinéma bricolé.
Je tourne les pages et la leçon se termine sur cette citation : « She's got a muscle for animation and a language of her own. » Mais qu’est-ce que ce muscle de l’animation, au fait ? J’imagine tout plein de choses. Un savoir-faire dans l’exécution des gestes bien sûr ; des rituels, une approche économe, choisie et consciente des intervalles, du mouvement à l’écran, des coupes, de ses mouvements à soi. Le muscle de l’animation, ça me semble relever d’une habileté à se mobiliser soi-même pour s’exprimer à travers des mouvements, des sons, des formes et des ellipses qui se détachent de soi. Ça ne réside pas nécessairement dans le productivisme. Et à bien y penser, il n’y a pas vraiment de futur à même ce muscle. Peu ou pas de futur. Ça se propulse, ça se développe, ça tend vers (toujours), mais ça ne s’exerce que dans une immédiateté, un présent perpétuel. Je crois que c’est aussi un regard qui s’acquiert et s’accroît. Pour l’anecdote, au départ, ça m’amusait d’être en mesure de distinguer un défilement à huit images par seconde d’un défilement à douze images lors de projections. Peu à peu, de constatations plus techniciennes, c’est une vision plus personnelle qui a pris le pas, en lien avec le montage, les sons et la vie. Ça m’a pris du temps à comprendre qu’en fait, ce regard « muscle de l’animation », ce que c’est, c’est un pouvoir de ralentir le temps. Ça contamine le cinéma, mais ça contamine aussi le reste de la vie. C’est ce pouvoir de ralentir le temps pour apprécier ce qu’on découvre et chérit à notre façon, tout simplement.
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Rachel Samson est une cinéaste d’animation originaire de Québec, détentrice d’un baccalauréat en cinéma d’animation de l’Université Concordia (BFA 2019). Elle s’intéresse à l’animation traditionnelle, digitale et sous la caméra ainsi qu’aux jouets optiques, à la scénarisation, au dessin et aux fanzines. Elle a réalisé les courts métrages Temps de glace (2019), Parc à chats (2020), Soir de semaine (2021), et travaille à l’heure actuelle, avec le soutien d’Embuscade Films, sur un autre court intitulé Crème à glace.
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