Après
Notre prison est un royaume et
Nuages sur la ville,
Simon Galiero poursuit avec toujours plus de maîtrise le récit de l'aveuglement du monde envers lui-même, sa cécité envers ses propres torts, ses propres tares qui trouvent leurs échos jusque dans ce résidu que Denise (
Micheline Bernard) tente d'enlever de son miroir; cette femme à la retraite se lève chaque matin, découpe méticuleusement ses fournées de sucres à la crème pour les emmener à son ancien bureau et se maquille devant ce miroir qui l'aide à se figer dans le temps. Comme lorsque Julie (
Christine Beaulieu) vient la voir et lui dit que « le temps passe vite » en observant une de ses vieilles photos, Denise se révèle comme étant prise dans un passé qu'elle souhaite tenir fermement entre ses mains au risque de provoquer malaises et murmures dans ce lieu de travail qu'elle hante aujourd'hui, mais qu'elle a pourtant un jour dirigé avec son mari (
Julien Poulin). Leur fils (
Pierre-Luc Brillant), héritier tout désigné par ses études et son élégance naturelle, renie déjà sa mère : elle a « passé le lance-flamme », elle l'a « fait passer pour une lavette » (dixit le père, Elvis Gratton réincarné dans une tour à bureaux). Nous sommes à peine entrés dans l'univers du film, nous découvrons à peine ses nombreux personnages que le monde craque déjà. Denise d'abord (l'affiche l'illustre), les autres ensuite en révélant peu à peu les potentielles fissures de leur monde hermétique.
Les gens s'aveuglent, se cachent derrière des vérités faciles (comme le discours méprisant de l'héritier qui détonne avec le reste de l’œuvre – Galiero pousse ici le cynisme trop loin, mais peut-être seulement pour montrer qu'il le désapprouve), derrière des faux-semblants (la maison banlieusarde blanche et anesthésiée) qui endiguent leur perception. Comme la mise en contexte de Notre prison est un royaume en tirait profit, comme l'atmosphère grise et fatiguée de Nuages sur la ville (qui débutait tout de même par une insomnie), La mise à l'aveugle fait état d'un mal-être d'abord basé sur la complexité des relations humaines, du jeu d'apparence qui s'y glisse et qui sabote l'authenticité des individus. À l'image des nombreuses parties de poker qui ponctuent la structure dramatique, on se réfère à des personnages cachant chacun un jeu dont ils ne voudraient pas dévoiler la teneur, une main donnée au hasard (c'est pourquoi certains riches du film sont plus stupides que les pauvres que leur oppose Galiero – l'intelligence, tout comme l'argent, ne fait pas l'habit de moine), une main dont on se sert pour acquérir le pécule, les pièces en plastique ou les pièces numériques.
De retour au bercail, Denise loge au fin fond d'une nouvelle tour où les bureaux font place aux appartements. Face à sa porte, un ivrogne rentré tard a perdu ses clés. Il se prénomme Paul (
Louis Sincennes) et l'invitera à une partie de poker avec ses amis du coin – bientôt, ils s'aimeront, mais pas avant d'avoir appris à s'apprivoiser. Du bureau translucide et stérile où les complets maintiennent les corps comme des ganses maintiendraient des invertébrés, nous passons au salon feutré et enfumé où Julie accompagne la partie de son
chum Éric (
Marc Fournier) assise sur ses genoux. Le tout dans une atmosphère de triangle amoureux, l'enjeu de ce quotidien n'est pas plus simple. Galiero avance que l'urgence des moins nantis ne prend pas nécessairement racine dans la difficulté de subsister. Jamais ne les voit-on s'apitoyer, manquer d'argent pour payer un loyer, ou une énième bière de fin de soirée. Le cinéaste ne cherche pas l'opposition manichéenne ni la comparaison pamphlétaire, car il utilise une structure narrative classique pour s'y glisser et faire un film en vignettes, totalement dédié à l'exposition de problèmes humains entremêlés à des conditions sociales sans jamais y chercher une causalité tragique toute-puissante.
À chaque milieu, sa partie de cartes, son argent à perdre et à gagner au fil d'une succession de bluffs et de chances. Mais comme au poker, le small blind du titre anglais nous rappelle cette mise minimale qui entrave le joueur qui voudrait conserver trop longtemps ses jetons : peu importe les cartes reçues, le jeu est obligatoire, le jeu vient repêcher de facto des jetons à chacun, les gratter, mise après mise, check après check en dépit de leur crainte de ne pas avoir une bonne main, en dépit de leur cécité personnelle à ne jamais savoir – c'est le cas de Denise à ses tous débuts – ce qu'ils ont en mains, ce qui les accable ou ce qui les élève.
Cette adéquation entre le concept, le scénario et le cœur dramatique du récit, Galiero parvient à y trouver une cohésion par l'alternance des scènes en milieux riches et milieux démunis, mais aussi au fil de performances provenant d'acteurs méconnus – et superbes – jouant sur divers types d'intelligences. Que personne ne soit idiot, que personne ne soit complètement le reflet de sa condition sociale, mais plutôt le produit d'un environnement, permet au cinéaste d'insuffler assez de dignité à chacun d'eux pour qu'ils ne soient pas les poupées contemplatives et errantes du cinéma québécois contemporain. Lente, posée et certes retenue par un dialogue qui alimente une conscience de la mise en scène qui n'est pas à l'avantage du film, cette direction d'acteur refuse pourtant la mélancolie au profit d'un somnambulisme contrôlé par le cinéaste. Les regards perdus abondent, les vacillements se répètent, mais le tout englobe ce monde si près du nôtre comme une allégorie.
La mise à l'aveugle, aux côtés du
Vendeur de
Sébastien Pilote, est symptomatique d'une régénération sociale du Québec, de l'abandon progressif du cynisme malhonnête et de l'errance comme mode de vie sans non plus y échapper en s'expatriant (
Incendies,
Inch'Allah).
La mise à l'aveugle ressemble à un film charnière pour son cinéaste comme pour notre cinéma contemporain. Un film qui, comme quelques autres à ses côtés, entame une conscientisation de l'économique et du social en abandonnant les illusions d'autrefois, ces aveuglements d'un cinéma strictement poétique, sévèrement plastique où le romantisme noir et nombriliste nous dédouanait de tout raisonnement passé le stade de la paix intérieure. Ainsi, cette dureté de la mise en scène se délie peu à peu dans alors que les travellings et les recadrages se font progressivement plus nombreux jusqu'à culminer dans une scène rêvée, courageuse et fantasque, où Denise est hantée par sa paranoïa. La mise en scène des illusions et des possibles s'illustre régulièrement au gré de la mise en cadre du film : une scène mémorable présente Paul et Julie s'échanger quelques bouchées suggestives en face d'une crèmerie. On sent l'instant officieux jusqu'à ce qu'un travelling arrière révèle la présence de Denise à la droite du cadre. Le sens du plan s'altère, le comique s'insinue au lieu du malaise et la bulle du privé se perce; le sens du film s'en dévide, se concrétise comme la recherche perpétuelle qu'a cet auteur de tenter de comprendre ce qui nous relie aux autres et à l'espace habité.
Poétique des lieux qui s'animent, qui respirent, celle de Galiero est nord-américaine, purgée de son sentiment d'infériorité à l'égard des vieux pays romantiques. Un film où l'environnement qui surplombe n'est jamais celui qui plombe, où la transformation graduelle de l'espace filmique en espace social par le biais de gras jurons qui résonnent, d'engueulades de regards qui musclent les scènes sans jamais les rendre grossières, permet à Denise une unique crise piquée derrière une porte. À sa sortie, elle s'inquiète à présent pour Éric, son nouveau fils à qui elle enseignera l'économie et qui vient de remplacer l'ancien tout comme Paul vient de remplacer l'ex-mari. Sa métamorphose est complète lorsque dans le dernier plan, elle pose ses lunettes fumées sur son nez dans une partie de poker, nouvelle forme de cécité développée dans un nouvel espace, mais aussi une manière de dissimuler aux autres ce qu'ils pourraient repérer dans son regard. L'univers de cette femme triste s'est reconstruit autour d'une nouvelle collectivité et c'est dans cette translation des rôles (fils et amant) que La mise à l'aveugle se démarque comme un rare film « québéquisant », un poème social où l'auteur aurait percé ses nuages, se serait contenté de nommer les lieux et les gens qui les habitent avec assez d'insistance et de générosité pour qu'on y voit là le besoin de s'investir, de retrouver de l'honnêteté dans le lyrisme aveuglant de l'air du temps.