Récits invite les practicien·ne·s du cinéma (de la prise de son à la réalisation, de la critique au montage, de l’enseignement à la création de décors, du jeu à la préparation de la nourriture et au transport), à relater, narrer, expliciter, poétiser, selon une forme propre à chaque inspiration, un aspect — fût-il moment décisif, détail prégnant, dimension décelée, caractère évènementiel, scénario contemplé ou avorté, anecdote signifiante — révélant ce par quoi le cinéma se lie à la mémoire, à la pensée, aux affects, aux vies. Quels canaux (image, son, montage, tournage, visionnage, films, récits, plans, jeu), quelles courroies (personnes, figures, motifs, thèmes, problèmes), quelles situations (une après-midi, une ville, une salle de cinéma, un premier rancart, un cours épiphanique, un voyage en avion) forment nos récits de cinéma ? Quelles arrières-scènes et quels éclairs de vie le cinéma met-il en lumière, à travers sa vaste mobilisation de savoir-faire, en frayant dès lors d’autres récits de cinéma ? — Maude Trottier, Éditrice Récits |
Je commence par dire merci à Panorama-cinéma de m’offrir cette chance de réfléchir et partager ma vision de mon rôle de productrice. C’est un rôle mal connu du public et même aussi de certaines personnes de l’industrie. On pense souvent à la productrice comme celle qui contrôle les finances et qui signe des chèques. Oui, c’est une partie de mon travail, mais le métier que j’exerce contient une part égale de connaissance du montage financier, de la structure légale, des tendances du marché et des questions artistiques et techniques. Je ne suis pourtant ni avocate, ni comptable, ni fiscaliste, ni directrice photo, ni conceptrice sonore ou artistique, ni distributrice de films ; mais pour être en mesure d’échanger avec chacun des intervenants nécessaires et d’effectuer mon travail de façon efficace, je dois me montrer agile dans tous ces domaines. En gros, je m’assure que le film se réalise ou, si vous me permettez l’expression : I make shit happen.
Faire de l'art, c’est, à mon sens, se permettre d’être vulnérable, ce qui ne va pas de soi. Cette part de vulnérabilité, en ce qui me concerne, consiste en premier lieu à convaincre différents intervenants de la nécessité de faire un film. Un film qui, a priori, n’a pas de raison d’exister sauf dans nos têtes, nous réalisateurs, scénaristes et producteurs, intervenants de première ligne. Comme productrice, il me faut imaginer un public cible et me (ou se) convaincre à tous les jours que ce public voudra voir ce nouveau film. Et que l’on mette les choses en perspective : la durée moyenne de production d’un film est de cinq ans, et l’idée de scénario qui le précède a pris forme trois ou quatre ans avant sa mise en production. Durant ce temps long, nous devons y croire à tous les matins. Depuis ma première production, pas une seule de mes journées de travail ne s’est ressemblée.
Les dédales du financement
Pour mieux illustrer les aléas de mon métier, j’aimerais revenir sur deux films, en premier lieu Turbo Kid (2015), écrit et réalisé par le trio RKSS : Anouk Whissell, François Simard et Yoann-Karl Whissell. Quand j’ai assisté à la présentation (pitch) de ce projet au premier marché Frontières de Fantasia [1] en 2012, et que j’ai vu cette équipe totalement s’éclater, je me suis dit qu’il fallait aller à leur rencontre. Turbo Kid, c’est une histoire d’amitié entre le Kid et Apple. Le Kid en question découvrira qu’Apple est un robot dans un monde apocalyptique issu de la guerre entre les robots et les humains. Le Kid apprendra à maitriser sa peur et reconnaitra peu à peu en Apple un individu, par opposition à une généralité.
:: Bande-annonce de Turbo Kid (RKSS, 2015) [EMAfilms / Epic Pictures Group / Timpson Films]
Quand je choisis un film, qu’il soit un film de genre ou non, c’est d’abord pour son histoire. Il faut que le film ait quelque chose à dire de pertinent à mes yeux et pour les autres aussi, qu’il soit suffisamment nouveau, sans être trop hermétique. Pour les films de genre, je privilégie les films qui ne comportent pas de violence gratuite ou qui dérangent profondément, et qui véhiculent un message social sous-jacent, sans pour autant être moralisateur. Le plaisir d’être sur un plateau de tournage peut être doublé par les défis techniques que souvent posent les films de genre. En préparation, il faut discuter avec plusieurs experts, par exemple, pour déterminer comment faire un effet pour être en mesure de le réaliser durant le tournage. C’est là un mélange idéal de technique et de création.
Dès que j’ai commencé à travailler avec les RKSS, malgré une vision claire (et complètement déjantée), les ambitions du film m’ont apparu hors de prix, et le scénario avait besoin de travail. Il fallait cibler le propos au sein de chaque scène, identifier les arcs émotifs respectifs du Kid et d’Apple, s’assurer ensuite que chaque scène serve ces arcs pour faire avancer l’histoire, quitte sinon à en laisser aller certaines. Le squelette de l’histoire complété, il fallait parvenir à traduire un énoncé comme : « À cet endroit dans l’histoire, le Kid doit perdre son amie pour comprendre à quel point il y tient » par des actions concrètes. La folie des RKSS s’est manifestée ainsi : « Maintenant, il y a une course de BMX et Skeletron enlève Apple et l’amène à Zeus. Le Kid devra aller se battre dans une arène avec un géant-gladiateur pour la sauver. »
:: Turbo Kid [EMAfilms / Epic Pictures Group / Timpson Films]
Au moment d’aller en tournage, nous avions entendu parler d’une piscine spécialement construite pour le film américain White House Down (Roland Emmerich, 2013) et qui avait été laissée à l’abandon dans un entrepôt. Le lieu était parfait et les RKSS ont travaillé avec les départements artistiques et de costumes pour créer une séquence sur place.
Nous avions préalablement réussi à convaincre un distributeur américain de nous donner une avance très intéressante, pour ensuite perdre cette entente, quatre semaines avant le tournage. Il est très difficile de reporter un tournage, si près de la date. Nous avons alors tenté de remplacer cette portion de financement, et ce, dans un délai de cinq jours. Epic Pictures nous a fait une proposition de distribution pour les États-Unis et de représentation pour les ventes internationales [2]. Et puis un autre agent de vente s’est montré également intéressé. Ce dernier m’a bien fait comprendre qu’il ne pouvait pas nous faire une contre-proposition et prendre un tel risque financier. Selon lui, le film allait s’avérer un succès à 100% ou un échec à 100%. Et il avait raison. Dès la sélection à Sundance, le film a remporté un succès fou. Au final, la collaboration avec Epic Pictures a été des plus fructueuses. Ils ont compris le film et ses besoins particuliers. Ils nous ont soutenu, aidé à participer à plus de 60 festivals et à faire voyager les réalisateurs pour les plus importants d’entre eux. J’ai par la suite continué ma collaboration avec Epic pour Radius (Caroline Labrèche et Steeve Léonard, 2017) et The Winter Lake (Phil Sheerin, 2020).
La décision de reporter un tournage représente dans mon métier le moment le plus vulnérable d’une production. Dès que le financement est confirmé, nous devons mettre au point un échéancier strict en ce qui concerne la clôture des contrats et le début du tournage. Nous évaluons alors les meilleures dates possibles, par rapport au temps de l’année et aux disponibilités des équipes, notamment. Lorsque cette date est déterminée, tout est mis en œuvre pour y arriver. Par exemple, pour un tournage de 30 jours, il en faudra l’équivalant pour la préparation ; et pour entrer en préparation, il faudra entre deux et trois mois de « soft prep » pour mettre en place l’équipe et décider des principaux éléments de tournage. Et une fois la mise en marche amorcée, les dépenses commencent immédiatement à s’accumuler. Arrêter ou repousser un tournage engendre des pertes financières énormes, mettant la structure financière du projet en péril. Lors de la perte d’un élément de financement, comme ce fut le cas avec Turbo Kid, il m’a fallu mettre les bouchées doubles, travailler de jour avec l’équipe pour continuer la préparation, et trouver des solutions de financement et ce, de soir et de nuit. Inutile de dire que je dors très peu quand je suis en production. D’ailleurs, je rêve parfois de me réincarner en paresseux, cet animal qui dort 18 heures par jour.
Et du financement intérimaire
C’est également au marché de Frontières (en 2017) que j’ai pris connaissance du projet Slaxx (2020). L’équipe de coscénaristes Elza Kephart et Patricia Gomez Zlatar était des plus drôles et des plus convaincantes, ouvrant leur pitch comme suit : « C’est un film sur des pantalons tueurs. Oui, oui, vous avez bien compris, des pantalons qui tuent. » Et à ce jour, quand je parle du film, je dois toujours en répéter l’idée de base, qui semble un peu difficile à saisir. La beauté de cette idée de pantalons tueurs est qu’elle chapeaute une structure narrative hyper bien ficelée.
Slaxx, c’est un film qui se déroule dans une boutique de vêtements où, pendant une nuit intensive de réception du nouvel inventaire et de préparation pour la nouvelle saison, les employés s’apprêtent à mettre en valeur une nouvelle paire de jeans très « hot » dans une ambiance de travail absolument toxique. Mais voilà que l’une de ces paires de jeans fraîchement reçues se réveille, hantée par le spectre de l’une des Indiennes cueilleuses du coton employées par cette compagnie pseudo-équitable, et broyée au travail. Animée par la vengeance, le vêtement hanté tue les employés un par un. Fortement critique et satirique, Slaxx moque notre surconsommation et nos habitudes d’achat de « fast fashion ».
:: Slaxx (Elza Kephart, 2020) [EMAfilms]
Forte de l’expérience de la production des éléments VFX dans Mars & Avril (Martin Villeneuve, 2012), de Turbo Kid et de Radius, j’avais avec Slaxx la sensation de pouvoir m’amuser comme jamais. Comment animer une paire de jeans sans humains à l’intérieur ? Il fallait en effet faire bouger les pantalons sur le plateau de tournage sans y mettre une figure humaine. Car même si on avait pu effacer la trace de cette figure en post-production à l’aide de manipulations visuelles, on aurait toujours perçu la forme humaine lors des mouvements (quand les genoux bougent, par exemple). À notre sens, l’effet de pantalon hanté aurait été raté, le spectateur en aurait tout de suite compris l’astuce. Après de multiples rencontres et tests, c’est en discutant avec une amie marionnettiste qu’Elza a eu le déclic qui allait permettre de faire bouger les jeans de façon autonome et effrayante. Une fois l’idée de marionnette géante trouvée, il nous fallut alors construire des modèles pour chaque action du pantalon. La mise au point de ce trucage m’apparaissait essentiel : tout le film reposait en effet à mes yeux sur la crédibilité que le public accorderait à cet effet. Il me fallait avoir la patience de continuer la recherche lorsqu’Elza me disait « ce n'est pas ça ».
:: Les coulisses de Slaxx [EMAfilms]
Pour ce film, quand bien même avions-nous obtenu en cours de financement des subventions auprès de la SODEC et de Téléfilm Canada, auxquelles s’ajoutaient les crédits d’impôts et une avance de distribution du Canada, il nous manquait toujours plus de 250 000 $. J’ai alors cherché un agent de vente à l’international, mais nous étions déjà au mois de novembre. Or, nous avions choisi de tourner au mois de février, étant donné qu’il y a peu de tournage à ce moment de l’année et qu’il nous fallait, pour cette production, une équipe volontaire, disponible, prête à l’aventure. Malgré ces contraintes, on parlait néanmoins d’un tournage assez simple du point de vue de la logistique puisque seulement trois lieux de tournage étaient prévus : le devant du magasin (deux semaines), l’entrepôt (une semaine) ainsi qu’un endroit pour filmer toutes les scènes de corridors et de passages (dernière semaine). Tout allait bien… sauf ce trou énorme dans le financement du film.
Un ami a proposé de m’aider. Après plusieurs démarches, il en était venu à la conclusion qu’il n’y arriverait pas, puisqu’au mois de décembre, les activités de l’industrie du cinéma ralentissent drastiquement. Mais cet ami m’a téléphoné tout juste avant les vacances des fêtes pour me faire une offre qui ne se refuse pas : me prêter les 250 000 $ sous certaines conditions, notamment de lui donner le temps de trouver un agent de vente durant la nouvelle année. C’était la bouée de sauvetage dont nous avions besoin.
Il me fallait toutefois mettre en place le financement intérimaire [3]. La préparation était entamée. L’équipe travaillait déjà à l’établissement d’un horaire, au travail de repérage et des besoins en ressources humaines et physiques. Comment découper les journées en fonction des scènes à tourner, par exemple déterminer quand faire une journée de dialogue, une autre où l’on bouge du linge sur les étagères du magasin, ou encore un moment durant lequel un employé se fait couper les bras, le cou et le sang gicle de toutes parts ? Ai-je besoin de le souligner, beaucoup de personnes étaient déjà sur le « payroll ». Pendant trois semaines, j’ai révisé plusieurs fois mes calculs de mouvements de liquidité pour convaincre la banque de signer une entente. L’institution voulait réduire le risque perçu et demandait que 100% des fonds prêtés par mon ami soient déposés en fidéicommis. De son côté, cet ami généreux, mais pas au point de mettre sa retraite en péril, cherchait un agent de vente, ou un investisseur pour prendre sa place.
Un soir, j’ai envoyé ma proposition finale à la banque, tout en sautant dans ma voiture pour me rendre à l’Université où un autre ami, professeur de cinéma, m’avait invitée à parler de mon travail de productrice. De mon auto, j’ai appelé ma banquière pour lui lancer un ultimatum très direct : « Soit tu acceptes ma proposition, soit je mets la clé dans la porte et vais probablement faire faillite », lui ai-je annoncé. Le travail de production comporte des risques financiers réels, arrêter une préparation en cours est en soi une catastrophe.
Durant la classe, j’étais animée par l’énergie du désespoir. Grosso modo, mon intervention a consisté à dire aux étudiants qu’à tous les jours, je me levais avec l’espoir que tout allait s’arranger et que, durant la journée, les revers me frappaient dans la gueule, et que le soir, je tombais de fatigue après une journée de 14-18 heures, me disant qu’il me fallait au moins dormir quelques heures. J’ai gardé l’attention de tous les étudiants pour la durée du cours ! Lors de recherches, j’ai été contente d’entendre Jake Gyllenhaal et Margot Robbie [4] concéder que depuis qu’ils exercent le métier de producteur, ils ne dorment plus. En schématisant, on pourrait dire qu’être productrice, c’est d’aller dormir en pensant que tout va s’écrouler. De toute façon, je pourrai toujours me recycler en fermière, affairée à une production de carottes… En même temps que je racontais mes déboires aux étudiants, il était pourtant clair que j’avais la passion de continuer et de vouloir trouver une solution.
Produire : parfois, tu as une bonne journée, tu sens que tu fais avancer ton projet, et puis le reste de la semaine tu essuies les échecs. Produire : c’est travailler avec l’échec. Produire : c’est construire une volonté de continuer, quotidiennement. C’est réajuster le plan de travail à tout moment sans que la structure du film ne se fragilise. C’est gérer les frustrations des artistes qui n’attendent que le jour où on donnera le feu vert à la production, tout en sachant qu’une pièce de financement peut tomber à tout moment, et qu’il faudra décider si on peut continuer. Produire, c’est : quand même.
Je ne vous cacherai pas que l’écriture de cet article m’aide à mettre en perspective les moments difficiles que je vis encore présentement. Faire état de mon métier, un métier méconnu, me donne le goût et l’envie de continuer à braver les intempéries de la production. Comme il y a beaucoup de hauts et de bas dans ce travail, l’idée me vient souvent d’arrêter de produire et de faire autre chose (les idées vont et viennent). Malgré cela, en 28 ans de carrière, j’ai encore des frissons quand je vois les éléments d’un film se confirmer, quand le scénario est prêt, que les investisseurs et distributeurs, les artistes et l’équipe s’assemblent et que le film prend forme. Cette folle « ride », cette montagne russe d’émotions et de contraintes a certes des conséquences sur ma santé, mais une fois le casse-tête résolu et que tu lis dans le NYT que Slaxx est en figure d’affiche du Top 5 des meilleurs films de genre de l’année, je rentre au bureau, prête à recommencer, carottes ou pas …
[1] À travers une variété d’évènements, le marché Frontières de Fantasia offre une plateforme de réseautage pour les professionnels de l’industrie du film de genre. C’est un marché spécialisé qui vise à susciter les rencontres entre créateurs, producteurs, financiers et distributeurs qui œuvrent à l’intérieur du créneau.
[2] Un distributeur représente le film dans un territoire précis (Canada, États-Unis, etc.) et un agent de vente vend à des distributeurs dans les territoires disponibles.
[3] Tout film doit se procurer du financement intérimaire puisque les investisseurs font des versements selon des étapes préétablies qui correspondent rarement aux besoins financiers du film, en plus des crédits d’impôts qui arrivent souvent un an après avoir terminé le film.
[4] Variety’s, Actors on Actors, 2017, https://www.youtube.com/watch?v=L5fFPHqkVQ4.
*
Anne-Marie Gélinas, fondatrice d’EMAfilms, avec sa filmographie distinctive et diversifiée, produit des drames primés (Beans, 2020, Ours de cristal à la Berlinale, Meilleur film aux prix Écrans canadiens), des documentaires captivants (Chienne de vie, 2015, Hot Docs) et des films de genre célébrés (Slaxx, 2020 ; Turbo Kid, 2015, Sundance, SXSW), qui ont tous à leur manière captivé les publics autant au Québec et au Canada qu’à l’international.
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