Récits invite les practicien·ne·s du cinéma (de la prise de son à la réalisation, de la critique au montage, de l’enseignement à la création de décors, du jeu à la préparation de la nourriture et au transport), à relater, narrer, expliciter, poétiser, selon une forme propre à chaque inspiration, un aspect — fût-il moment décisif, détail prégnant, dimension décelée, caractère évènementiel, scénario contemplé ou avorté, anecdote signifiante — révélant ce par quoi le cinéma se lie à la mémoire, à la pensée, aux affects, aux vies. Quels canaux (image, son, montage, tournage, visionnage, films, récits, plans, jeu), quelles courroies (personnes, figures, motifs, thèmes, problèmes), quelles situations (une après-midi, une ville, une salle de cinéma, un premier rancart, un cours épiphanique, un voyage en avion) forment nos récits de cinéma ? Quelles arrières-scènes et quels éclairs de vie le cinéma met-il en lumière, à travers sa vaste mobilisation de savoir-faire, en frayant dès lors d’autres récits de cinéma ? — Maude Trottier, Éditrice Récits |
Chère Maude,
Tu m’as invitée à participer à votre rubrique « Récits » et je t’en remercie chaleureusement. J’aime m’adresser à quelqu’un par écrit, comme au cinéma peut-être et dans mes activités connexes. À travers cet exercice d’écriture que tu me proposes, je voudrais surtout déployer toute l’importance que prennent les « autres » dans ma vie et ma pratique, ces autres dont nous dépendons pour avancer, pour construire, pour grandir, à la fois de manière humaine et artistique.
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Je vais commencer par « le » début.
Il y a maintenant un peu plus de dix ans, alors que j’étudiais la littérature comparée et le cinéma à l’Université de Montréal, j’ai rencontré simultanément l’œuvre de Jonas Mekas et les cours de la professeure Marion Froger. Deux univers et deux personnes que je me considère aujourd’hui grandement chanceuse d’avoir côtoyés à un moment critique de ma vie de jeune adulte, et qui ont su me guider.
:: Reminiscences of a Journey to Lithuania (Jonas Mekas, 1979) [Vaughan Films]
Dans un premier temps, c’est le film Reminiscencesof a Journey to Lithuania (1972) qui m’a saisie. Après son exil aux États-Unis, dans la foulée de la Deuxième Guerre mondiale, Mekas y ouvre une réflexion sur l’impossible retour dans son pays natal et sur l’inévitable condition des déplacés et des rescapés. À travers le récit intime et poétique porté en voix-off, le montage image par image et le filmage saccadé de scènes du quotidien, un propos universel sur les sentiments du deuil liés à la condition de déplacement se dégage ; une forme fascinante, oscillant entre expérience du moment présent et prégnance d’un passé omniprésent. Alors que je vivais une situation difficile à l’issue de ma propre histoire personnelle, le film me semblait porter la possibilité de transformer et sublimer émotions et événements tragiques. Reminiscences of a Journey to Lithuania me happa, me submergea d’une vague d’espoir, ou devrais-je dire d’une vague de lumière et, naturellement, j’éprouvai de la gratitude envers ce cinéaste, son histoire et son art qui réussit à m’extirper de ma torpeur.
Deux choses me sont alors apparues : le don que l’on peut détecter au sein de la mise en images d’une histoire individuelle (dans sa qualité universelle) et cette idée de la reconnaissance, ainsi que sa valeur.
Parallèlement à ma découverte de Mekas, je me familiarisais avec les travaux de Marion et les pensées qu’elle m’invitait à faire miennes, lors de mon travail de maîtrise sous sa direction [1].
Dans son livre Le cinéma à l’épreuve de la communauté [2], Marion se penche sur le cas du cinéma francophone de l’Office national du film entre 1960 et 1985, au prisme du lien social et du don. À l’époque de mes études, elle s’intéressait plus spécifiquement à la représentation de l’intimité, toujours selon une approche au croisement de la sociologie et de l’anthropologie. Ainsi, durant ma maîtrise, je découvris, en plus des travaux de Marion, la théorie du don émise par le sociologue québécois Jacques T. Godbout, le parcours de la reconnaissance que propose le philosophe Paul Ricoeur et ce que le sociologue Howard S. Becker appelle les « mondes de l’art ». Ces diverses approches et propositions m’ont permis de formuler une analyse davantage sociologique qu’esthétique de certaines œuvres de Mekas, dont Diaries, Notes and Sketches: Also Known as Walden (1969) [extrait ici]. En particulier, j’ai retenu que Godbout propose le don comme forme d’opposition au phénomène de l'échange contractuel qui régit nos sociétés capitalistes, lesquelles broient le lien entre les individus. Le don se servirait plutôt de l’échange afin d'affirmer les liens interpersonnels. Dès lors, c’est plus précisément la communauté artistique et le contexte historique dans lesquels s’inscrivent les œuvres de Mekas qui m’ont intéressée.
C’est en partie cette volonté de donner à mon tour qui m’a, des années plus tard, guidé vers la réalisation de mon premier essai documentaire Atalaya (2021). Ce don s’est fait à partir de mon histoire personnelle et à l’aide du dispositif-film, à l'aide du cinéma. Atalaya, en son cœur, aborde les sentiments liés à mon deuil, dans les suites de la disparition en mer de mon père, le navigateur Gerry Roufs, lors du Vendée Globe de 1996-1997. Par l'utilisation d’extraits du livre de ma mère Michèle Cartier, Une Atalaya pour Gerry Roufs (2004), qui structure formellement le film et par la lecture d’une lettre à mon père défunt, j’ai pensé ce film comme un objet donné aux spectateurs, entre autres. J’ai souhaité créer une forme visant à les conforter possiblement vis-à-vis de leurs propres expériences de deuil, à activer la sublimation afin de contrer la dureté de la perte.
En 2011, j’ai eu la chance de rencontrer Mekas dans son appartement à New York. Il eut la générosité de m’accorder une entrevue en binôme avec un jeune étudiant new-yorkais. Devant ma caméra HD bon marché de l’époque que j’avais posée sur un trépied pour l’entrevue, Mekas dit avec humour, et sérieux : « Ça, ça n’est pas ça filmer ! ». Un peu gênée, j’ai alors compris que je devais apprendre à filmer, ou simplement que je devais… filmer. C’est ce que je fis, à tâtons, en ayant la chance de compter sur l’aide de Jean-Louis Séguin, spécialiste canadien des caméras Super 8 et 16 mm, sans qui je n’aurais peut-être pas commencé une pratique analogue. Pendant plusieurs années, Jean-Louis a patiemment pris le temps de me montrer le fonctionnement des caméras — d’une Super 8 et d’une Bolex 16 mm —, et de répondre à mes questions répétitives. Le don de son temps a motivé la réalisation d’un court portrait de lui en Super 8 intitulé L’homme derrière nos caméras (2013).
:: L'Homme derrière nos caméras (2013) [Emma Roufs]
Au-delà de l’impulsion à faire des films née en partie de ces reconnaissances, la rencontre avec Marion Froger à l’époque m’a mis sur la piste de quelque chose qui motive encore aujourd’hui mon travail de diffusion du cinéma mineur, expérimental, élargi, précisément à partir des questions qu’elle pose dans son travail sur la communauté et la socialité du cinéma. Peut-être parce que je souffrais d’un certain manque à l’époque, j’ai moi-même voulu frayer une communauté fondée sur cette idée de cinéma comme liant social.
Et un jour, quelques temps après le dépôt de mon mémoire de maîtrise, j’ai fait la rencontre fortuite du cinéaste et programmateur australien Benjamin R. Taylor et de sa série VISIONS, un projet de diffusion de cinéma expérimental et documentaire. Rapidement, nous nous sommes liés professionnellement et, au fil du temps, le lien est aussi devenu un lien amical de confiance. Si bien qu’en 2016 nous avons ouvert ensemble à Montréal un micro-cinéma et collectif de commissariat qui a pour mission de diffuser et promouvoir ces formes cinématographiques marginales, ainsi que des pratiques performatives ou dites issues du cinéma élargi. Et de fait, cet espace, nous l’avons pensé comme favorisant les rencontres à échelle humaine : entre artistes, programmateurs et spectateurs, d’où le choix de ce nom proposé par Benjamin, cette « lumière collective ».
Benjamin et moi travaillons depuis, petit à petit, à la construction de cette communauté espérée, rêvée, réelle. Guidés par une vision équitable et humble, nous partageons le besoin et le désir de mettre de l’avant des pratiques créatives et collaboratives menées par une volonté d'expérimentation. Nous nous posons souvent des questions. La sincérité est de mise dans notre travail administratif et dans nos propres cheminements artistiques. Ma pratique de cinéaste, elle, est à ses balbutiements. Mes connaissances et mes capacités évoluent tranquillement et mon rythme ne correspond pas tout à fait à celui de « l’industrie » (même celui du cinéma davantage indépendant), il m’est personnel. Et c’est encore une autre rencontre au sein de celle avec Benjamin qui m’a permis de mieux connaître la façon dont j’arrive à poser un regard sur le monde, l’angle avec lequel je souhaite l’aborder cinématographiquement parlant, soit avec douceur, lyrisme et selon cette manière personnelle qui tend, à mon sens, vers l’universalité de l’expérience. Je pense ici à la rencontre avec mon défunt ami et cinéaste américain Robert Todd et de ses films en 2014.
:: Slow Rise (2014) [Robert Todd]
Benjamin proposait alors un programme parallèle des films de Robert au micro-cinéma Être, situé sur l’avenue Du Parc et maintenant fermé, tandis que Robert était en ville pour présenter son plus récent film au Festival du nouveau cinéma pour lequel je travaillais. Un des films présentés, si ma mémoire est bonne, était Slow Rise (2014), cascade d’éléments lumineux et de surimpressions, déferlement à l’image de l’eau de pluie qui s’abat contre une fenêtre. Je pense que l’on peut également utiliser l’expression de« glimpses of beauty », difficilement traduisible et issue entre autres du travail de Mekas, pour parler de l'œuvre de Robert. Ses films donnent à voir une avidité à saisir la beauté du moment présent, ce moment qui s’évanouit constamment sous le battement d’une paupière — un fondu au noir. Ils possèdent une qualité romantique, au sens littéraire du terme, et poétique. Lui aussi transformait le quotidien d’une manière bien singulière. Je pense à mes prochains projets filmiques qui seront certainement, et en quelque sorte à nouveau, portés et axés sur l’émerveillement qui me semble nécessaire à un certain épanouissement. D’autres artistes semblent habité·e·s par cette sensibilité et nourrissent mon inspiration. Mentionnons notamment Rose Lowder, cinéaste franco-péruvienne, et ses films en 16 mm qui nous plongent avec une sensibilité remarquable au sein de la nature et ses scintillements, tantôt de manière impressionniste, tantôt de manière plus naturaliste.
L’année dernière, le cinéaste espagnol Luis Macías, lors de son passage à la lumière collective, répondant à une question sur la présence (ou l’absence) d’une dimension politique dans ses films, disait que la question politique était déjà là, sans que ses films y référent explicitement. Nous vivons et travaillons en effet en marge de l’industrie, et en interdépendance avec notre réseau, nos collaborateurs, nos amis et nos pairs. Nous fonctionnons davantage selon la dynamique de don, a contrario donc du système contractuel et transactionnel de la logique marchande. Ainsi, nos gestes, nos créations, nos vies, notre espace ne sont-ils pas, en quelque part, déjà politiques ?
Contribuer au développement d'une communauté, créer des espaces de partage et de diffusion pour favoriser le rayonnement d’œuvres souvent sous-exposées, offrir des lieux et des instants qui encouragent la rencontre et un dialogue, mettre de l’avant la pratique d’artistes que l’on respecte, faire et promouvoir un cinéma personnel au sens large du terme : il y a quelque chose ici de l’ordre du don tout aussi qui inspire peut-être d’autres à en faire de même, à leur façon. Une sorte d’effet papillon de la rencontre cinématographique et humaine.
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Voici. J’espère qu’en filigrane j’ai pu mettre de l’avant toute l’importance que revêtent à mes yeux la communauté et la nécessité de donner et de collaborer pour la voir s’épanouir. L’importance de travailler ensemble, de lutter un peu contre certains carcans afin d’arriver à créer nos propres espaces et nos propres œuvres avec la plus grande liberté possible, avec sincérité. J’ai sans doute un esprit un peu contestataire, marqué par les histoires visionnées, entendues et lues sur la communauté cinématographique new-yorkaise des années 1960-1970, ces avant-gardistes dont nous sommes les héritier·ère·s et qui nous ont ouvert la voie(x). Cet esprit m’habite tel un désir d’aventure que je comble entre autres par la rencontre avec l’autre (l’Autre) à travers un film, dans notre micro-cinéma ou encore, lors d’un voyage, voire d’une simple promenade dans la rue ou en nature.
À nouveau, Maude, je te remercie pour cette invitation à participer à votre rubrique consacrée au partage d’expériences et de connaissances : le fait de me donner la parole m’a permis de plonger dans mon propre passé, dans mon propre mémoire poussiéreux, une sorte d’exercice d’introspection révélant une certaine continuité intelligible et sensible. La vie et donc l’art ne sont que rencontres et conversations, et ces dernières sont déterminantes. Même celles disons plus néfastes. Celles-ci, il faut apprendre à les transformer, à les sublimer et l’art existe entre autres à ces fins.
J’espère qu’à votre tour, cher·ère·s lecteur·rice·s, vous viendrez à notre rencontre pour partager ces espoirs vis-à-vis de l’art cinématographique et croire en sa capacité à nous (re)trouver, à nous (re)lier, à nous (re)connaître et à créer d’une manière ou d’une autre, ensemble.
[1] Roufs, Emma. 2013. Esprit du don, dispositifs et reconnaissance De Diaries, Notes and Sketches: Also Known as Walden (1969) à The First Forty (2006) de Jonas Mekas. Mémoire de maîtrise, Université de Montréal. <https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/10385/Roufs_Emma_2013_memoire.pdf>.
[2] Froger, Marion. 2010. Le cinéma à l’épreuve de la communauté. Montréal : Presses de l’Université de Montréal. https://www.pum.umontreal.ca/catalogue/le-cinema-a-lepreuve-de-la-communaute
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Références:
Reminiscences of a Journey to Lithuania (Jonas Mekas, 1972), extrait :
https://vimeo.com/207441589
Diaries, Notes and Sketches: Also Known as Walden (Jonas Mekas, 1969), extrait :
https://www.youtube.com/watch?v=I5VghhMsIic
Michèle Cartier, Une Atalaya pour Gerry Roufs (Lanctôt éditeur, 2004)
ATALAYA (Emma Roufs, 2021), bande-annonce :
https://vimeo.com/393302431/quality1080
L’Homme derrière nos caméras (Emma Roufs, 2013) :
https://vimeo.com/291138023
Slow Rise (Robert Todd, 2014) :
https://vimeo.com/106009819
Rose Lowder :
https://lightcone.org/en/filmmaker-199-rose-lowder
la lumière collective :
www.lalumierecollective.org
VISIONS :
https://visionsmtl.com/
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Faisant appel aux technologies analogues et numériques, Emma Roufs est une cinéaste canadienne/québécoise qui s’intéresse particulièrement aux approches propres au journal-filmé ainsi qu’à la mémoire et à l’émerveillement. Emma est membre et administratrice de VISIONS ainsi que co-fondatrice de la lumière collective, deux institutions vouées à la diffusion et promotion de pratiques cinématographiques expérimentales basées à Montréal, Canada. Ses films ont été présentés dans divers espaces de diffusion et festivals à travers le monde, et sont distribués par Canadian Filmmakers Distribution Center, Winnipeg Film Group, Vidéographe et Groupe Intervention Vidéo.
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