Récits invite les practicien·ne·s du cinéma (de la prise de son à la réalisation, de la critique au montage, de l’enseignement à la création de décors, du jeu à la préparation de la nourriture et au transport), à relater, narrer, expliciter, poétiser, selon une forme propre à chaque inspiration, un aspect — fût-il moment décisif, détail prégnant, dimension décelée, caractère évènementiel, scénario contemplé ou avorté, anecdote signifiante — révélant ce par quoi le cinéma se lie à la mémoire, à la pensée, aux affects, aux vies. Quels canaux (image, son, montage, tournage, visionnage, films, récits, plans, jeu), quelles courroies (personnes, figures, motifs, thèmes, problèmes), quelles situations (une après-midi, une ville, une salle de cinéma, un premier rancart, un cours épiphanique, un voyage en avion) forment nos récits de cinéma ? Quelles arrières-scènes et quels éclairs de vie le cinéma met-il en lumière, à travers sa vaste mobilisation de savoir-faire, en frayant dès lors d’autres récits de cinéma ? — Maude Trottier, Éditrice Récits |
:: The Night Is The Hardest Time (2018, 7 minutes) [Houseplant Films]
J’ai toujours hésité à me qualifier de cinéaste, même si je corresponds à la définition. Peut-être que mon hésitation à assumer cette identité provient en partie de l’endroit d’où je viens. Je suis née et j’ai grandi à Saint John au Nouveau-Brunswick, une petite ville industrielle de la baie de Fundy. Je ne peux pas dire que j’ai été exposée à l’art durant ma jeunesse, et je n’ai certainement jamais rencontré de cinéastes ou de personnes qui s’identifiaient comme des artistes. L’art était quelque chose que les gens faisaient comme passe-temps, pas quelque chose qu’on envisageait sérieusement comme carrière.
J’ai été élevée par une mère monoparentale qui travaillait dans un bureau de médecin comme infirmière agréée. Mes deux tantes, ses sœurs, étaient toutes deux professeures au primaire. Ma mère me disait que, dans son temps, si une femme voulait travailler, elle avait le choix entre trois métiers : infirmière, professeure ou secrétaire. Elle ne voulait pas être professeure ou secrétaire, alors elle a choisi de devenir infirmière. De mon point de vue d’enfant, ma mère détestait son travail. Elle ne voulait jamais s’y rendre et s’en plaignait souvent. J’étais très triste pour elle, forcée de passer la plus grande partie de sa vie à faire quelque chose qu’elle ne voulait pas. Je me demandais si elle n’aurait pas pu faire autre chose, être libre et explorer d’autres options si je n’étais pas née…
Comme enfant, j’étais attirée par des activités créatives comme le dessin ou l’écriture. Ma première expérience à créer des images en mouvement date de la mi-1980. Chacune de mes tantes avait une grosse caméra VHS et je me souviens de la sensation grisante de l’avoir entre mes mains et de regarder à travers l’objectif. C’était une expérience magique, comme si soudain, j’avais le contrôle d’une certaine réalité. Je pouvais montrer aux gens précisément ce que je voulais. J’utilisais les caméras de mes tantes aussi souvent que possible, travaillant sur divers petits films avec mes cousin·e·s. J’ai aussi commencé à aimer le cinéma à un jeune âge. Nous n’avions toujours pas de magnétoscope, et pour mon 8e ou 9e anniversaire, l’une de mes tantes m’a prêté le sien. Je l’ai branché impatiemment à notre télévision et j’ai loué une montagne de films au dépanneur du coin. Je me suis installée devant la télévision avec des couvertures et des grignotines et je les ai regardés toute seule, l’un après l’autre. Je doute d'avoir jamais été aussi heureuse.
Ma mère ne m’a jamais poussée académiquement ou orientée dans une direction spécifique. Elle m’a toujours dit que je pourrais faire ce que je voulais. À l’adolescence, je ne savais toujours pas de quoi il s’agirait. La seule chose que je savais, c’est que je ne voulais pas passer ma vie à faire quelque chose que je détestais. J’essaierais d’éviter ça autant que possible. En sacrifiant son propre épanouissement pour me donner une vie équilibrée, ma mère m’a offert la liberté de découvrir le cinéma.
:: Milk (2017, 14 minutes) [Houseplant Films]
En allant à l’Université du Nouveau-Brunswick à Fredericton, l’idée de faire un film m’apparut comme une vraie possibilité. Pour la première fois, j’ai rencontré des gens investis dans toutes sortes d’activités créatives, et en les voyant à l’œuvre, je me suis dit que je pouvais peut-être le faire moi aussi. J’ai découvert que le cinéma combinait plusieurs formes d’art, et j’ai trouvé cela très satisfaisant. C’est l’une des raisons pour lesquelles je me suis concentrée sur le cinéma. Me sentir connectée, impliquée, inspirée par le fait de voir beaucoup de films m’a aussi donné envie de faire mon propre film. Dans mes cours d’études cinématographiques, j’ai commencé à découvrir autre chose que le cinéma hollywoodien, soit tout un monde de cinéma d’auteur indépendant qui m’a révélé les variations et les possibilités infinies du médium.
Souhaitant approfondir le sujet tout en restant dans les Maritimes, j’ai décidé de m’inscrire au programme de cinéma de l’Université NSCAD dans la province voisine de la Nouvelle-Écosse. J’ai découvert une communauté de cinéastes modeste, mais solidaire à Halifax, où j’habite depuis. Après ma formation, j’ai commencé à faire mes propres films, même si ça m’a pris beaucoup de temps à développer une perspective et un procédé qui me plaisaient. Curieusement, j’ai persévéré dans cette voie, et j’ai continué à faire des courts métrages pendant environ 10 ans, jusqu’à temps que je sente que j’avais finalement trouvé une approche qui me convenait et qui produisait les résultats souhaités. Je n’ai pas fait de long métrage avant l’âge de 38 ans. Lorsque je me morfonds à propos du temps que ça a pris, j’essaie de me rappeler que chaque personne évolue à son propre rythme, et que ce n’est pas quelque chose qui peut être précipité.
Au fil des années, j’ai réalisé que j’étais attirée par les histoires qui traitent de femmes, particulièrement des femmes qu’on invisibilise de différentes façons. Je ressentais le besoin de les montrer, de proclamer que leurs histoires sont intéressantes et précieuses. J’ai été élevée par des femmes : ma mère, ma grand-mère, mes tantes. Et le fait d’être une enfant unique m’a mis au diapason du vécu des adultes qui m’entouraient. Un thème récurrent qu’on retrouve dans mon œuvre, c’est le drame des mères monoparentales. Ayant pu témoigner du dévouement de ma mère, par contraste à l’absence de mon père, je suis toujours fascinée et déconcertée par l’idée qu’on attende des femmes qu’elles accueillent la maternité de facto, sans hésitation, tandis que les hommes sont libérés de leurs obligations parentales.
:: Fish (2016, 11 minutes) [Houseplant Films]
Même si vivre dans les Maritimes peut paraître comme un obstacle à ma carrière de cinéaste, il s’agit en fait pour moi d’une grande source d’inspiration et d’un élément formateur dans mon parcours en tant qu’artiste. Ce sont les endroits et les gens que j’ai rencontrés dans ma vie, avec lesquels je suis familière, avec lesquels j’ai une connexion intime, qui stimulent mon désir de faire des films. Développer un sens du lieu dans un film peut lui permettre de gagner en authenticité et en singularité. J’essaie d’ancrer profondément mes films dans la région, et je vise à montrer aux spectateurs de fascinants détails cachés qu’ils n’auraient jamais remarqués autrement. L’endroit où l’on grandit s’inscrit en nous, surtout dans le cas des artistes L’endroit et les gens qui y habitent deviennent une partie de nous qui vient modeler le type d’art que nous sommes enclins à créer.
Il y a une ligne d’un texte d’Alice Munro qui dit : « Peu de gens, très peu de gens, ont un trésor, et si c’est votre cas, vous devez le préserver. Vous ne pouvez laisser personne vous assaillir et le dérober. » J’ai l’impression que d’être une personne créative, d’être une cinéaste dans un endroit que je connais et que j’aime est mon trésor à moi, et j’en suis très reconnaissante. Je suis heureuse de ne pas l’avoir laissé partir. Lorsque je suis triste, découragée ou désespérée, je le serre et l’enroule autour de moi comme une épaisse couverture. J’ai quelque chose à quoi me raccrocher qui m’apporte du réconfort. Même en pleine noirceur, je sais au moins qu’il sera toujours là, mon trésor.
:: Murmur (2019, 85 minutes) [Houseplant Films]
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Heather Young est une cinéaste canadienne originaire du Nouveau-Brunswick qui vit aujourd’hui à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Après sa formation à l’Université du Nouveau-Brunswick et à l’Université NSCAD, elle a réalisé de nombreux courts métrages. Fish (2016) et Milk (2017) ont été sélectionnés dans plusieurs festivals internationaux, incluant le Festival international du film de Toronto, le Shortfest de Palm Springs, le Festival de courts métrages indépendants de Vienne, le Maryland Film Festival, le Festival international du film d’Édimbourg et le Canada’s Top Ten du TIFF. Milk a remporté le prix du meilleur court métrage canadien au Festival du Nouveau Cinéma à Montréal. La première de son premier long métrage, Murmur (2019), a eu lieu au Festival international du film de Toronto, où il a remporté le prix de la FIPRESCI dans le cadre du programme Discovery ; il a aussi remporté le grand prix du jury au Festival Slamdance et le prix John Dunning pour le meilleur premier long métrage aux prix Écrans canadiens.
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