DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Intérieurs du Delta (2009)
Sylvain L'Espérance

Voyage au bout du fleuve

Par Mathieu Li-Goyette
Alors qu’Un fleuve humain faisait l’état de la fabrication de pirogues aux berges du Niger, Intérieurs du delta s’attarde à l’intérieur du fleuve. Non pas à ses poissons, mais bien aux pêcheurs qui en vivent. Sylvain L’Espérance revient sur les lieux de son dernier film et rencontre Sékou, l’artisan du bois qu’il avait filmé trois ans plus tôt. À ses côtés, un autre Sékou, pêcheur cette fois-ci et double qui nous permettra de laisser le premier film pour se concentrer sur le deuxième. Les deux discutent. « C’est grâce à Sylvain que nous nous sommes rencontrés », dit l’un. Grâce au cinéaste parti filmé le dialogue entre un travailleur de la terre et un autre, les paroles qu’ils s’échangent sont pour nous autant de façons de voir le monde : « tu n’as jamais été dans ma misère », dit le pêcheur au menuisier, « tu n’as jamais eu à pagayer nuit et jour contre le vent pour mener à bon port femmes et enfants ». « C’est vrai », lui répond-t-il. Entre Un fleuve humain et Intérieurs du Delta, cette marche à gravir entre le sédentarisme du travailleur aux berges et le nomadisme du navigateur fait toute la différence. À partir de son point de départ, son premier film tourné au Mali, L’Espérance s’éloigne du centre et navigue ici sur le fleuve pour mieux s’en éloigner. Pour rejoindre des bergers, pour regarder travailler les femmes dans un désert n’ayant rien pour les accueillir.

Le dialogue naît donc dès cette première séquence où les deux Sékou discutent. Le cadre est parfait, le plan dure, le montage alterne les échelles de plans comme pour laisser le temps à l’oreille et à l’oeil de se dégourdir. Là, nous sommes d’abord confrontés à la conscience aiguë du duo face à leur condition précaire. Sans salaires suffisants, ils expliquent la difficulté de pratiquer un autre métier que celui de leurs ancêtres, la difficulté d’échapper au legs alors que l’école, seule issue possible, est trop coûteuse; sans compter les dettes dont tout le monde fait grâce aux autres, nous nous rappelons ce bref discours d’Un fleuve humain où Sékou disait ne pas être important qu’un ami lui rembourse ou non ses fiers services. Dans cet esprit de communauté vit la région alors qu’une communion avec la Terre semble être à double-tranchant. Ils s’attachent à elle comme elle s’attache à eux. À vivre avec la terre, ils la protègent tout en souffrant de son impuissance face aux obligations du marché mondial (la hausse du baril de pétrole est pour les deux Sékou la plaie du commerce régional). Aucune solution comme celle évoquée par le documentariste Félix Samba N’Diaye dans Diplomates à la tomate (des travailleurs recyclaient l’aluminium des produits occidentaux pour leur revendre sous forme de « mallettes faites maison »), mais seulement l’inévitable conclusion proférée par les gens mêmes qui en souffrent : « nous ne sommes pas éduqués ».

Intérieurs du delta aura la mission de démentir cette allégation, de nuancer la misère exposée par ceux qui la vivent, de tracer un portrait où l’hybridation entre l’homme et la nature regroupe un « récit » qu’est celui du Québécois parti au Mali quérir des nouvelles de ses frères humains. Revenu parmi nous, voilà donc le traité de ses observations révélant que les nombreux voyages de ce dernier transparaissent de plus en plus dans sa mise en scène. Ils se sont stratifiés, ont modifié complètement la manière de voir d’un artiste ne pouvant plus filmer le travail des Maliens des années 2000 comme il filmait celui des Montréalais des années 90.


Heureusement, L’Espérance a le don du tempo nécessaire à la décantation du drame dans le plan. En filmant jusqu’à l’extinction des feux du larmoyant et de la pitié, sa caméra redonne à l’image de ces individus la noblesse de leur être. Elle s’attache à chacun des détails, au moindre coup de pagaie dans l’eau, comme si se dévoilait dans le cadre l’effort de toute une tradition survivant aux moteurs bruyants de l’industrialisation. De même, une femme use du mortier et du pilon alors que l’on imagine que la technique utilisée ne suffit que pour sa famille et non pour la commercialisation. À la manière d’un économiste à deux visages, L’Espérance est aussi poète du réel. Il scrute, mais sans jamais oublier que derrière la belle image de l’Afrique qu’il nous donne à voir (ses plans, photographiés de sa main même, sont les plus beaux du documentaire québécois actuel), des contraintes dictent une nouvelle manière d’être et de vivre sur le fleuve Niger.

Dans ce pays, le fils de Sékou, lui, ne voudra pas devenir pêcheur et souhaitera partir pour la ville où les gens « s’habillent mieux et mangent mieux ». Venant dès lors briser une tradition et un décorum familial dans le but de s’en sortir, quelque chose à la fois de vrai et de faux se terre dans cet espoir. Vrai, car il ira là-bas trouver mieux. Faux, car un intangible lien qu’a réussi à capter le cinéaste s’est établi tout au long du film entre le delta et ses habitants. Une paix tranquille, pauvre, certes, mais bonifiée d’une union que nous ne pouvons voir que d’un oeil rousseauiste, toujours à la recherche d’un état de nature dénaturé par les cités de béton. Puisqu’Intérieurs du delta n’a de trame narrative que celui du réel qu’il observe, il appartient à nous ensuite de faire des raisonnements en galipettes, de se demander s’il n’est pas aussi question de saisir l’incompétence de notre regard d’occidental lorsqu’il se tourne vers l’Afrique. Devrions-nous penser que le lien à la terre surpasse celui d’une migration vers la ville? Est-ce que l’impasse qu’affronte ces gens n’est pas aussi la cause de ce regard biaisé que nous leurs adressons?

Il est question de posture et d’éthique. L’éthique de filmer. L’éthique, en ce qui nous concerne, de regarder et d’y réfléchir. Ainsi, L’Espérance aura cru bon de nous aviser dans les moindres synapses de notre conscience sensible de la matérialité du réel. À la longue séquence d’ouverture où nous sommes assis sous une tente à discuter avec le duo Sékou répond une autre séquence, l’avant-dernière, où la caméra scrute le désert d’un noir parfait pendant qu’éclairs illuminent par intermittence le ciel. L’image, terrifiante, appuyée par ses plusieurs minutes nous invitant à deviner dans le noir une ultime conclusion au film, renvoie autant à l’enfer du désert qu’à un phénomène optique qu’est la persistance rétinienne. Belle faculté de l’oeil qui permet le cinéma autant qu’il nous permet, lors de cette scène, d’imprimer sur notre regard ces panoramas africains, de prendre conscience de la contemplation. Sa beauté nous rappelle un plan semblable, le plus marquant du ABC Africa de l’Iranien Kiarostami, qui voyait dans ces orages nocturnes le côté sombre d’une contrée imaginée en soleil constant. Cette face alternative de l’Afrique, comme celle offerte par L’Espérance, fait se croiser l’ailleurs et l’ici, nous répète qu’une certaine manière de regarder naît dans un certain lieu. Nous assistons en direct à la métamorphose de ce regard au fil des années passées sur le continent africain - indirectement, c’est aussi le sujet d’une oeuvre narrée par L’Espérance lui-même à la manière d’un journal de bord. Près du bout de son voyage, il vogue encore plus loin alors qu’un parti pris poético-économique de plus en plus raffiné semble le mener d’instinct là où peu se seront aventurés.
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Critique publiée le 29 novembre 2010.