DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Harry Brown (2009)
Daniel Barber

La vieille garde

Par Jean-François Vandeuren
Il y a une séquence dans le brillant Kick-Ass de Matthew Vaughn dans laquelle le jeune Dave Lizewski s’indigne - par l’entremise de la voix off - devant la lâcheté d’un individu observant du haut de son appartement une scène où le héros en devenir et l’un de ses comparses se font dérober de leurs biens par deux voyous, et ce, sans que ce dernier ne cherche jamais à intervenir d’une quelconque façon. L’adolescent admettra tout de même que n’importe qui aurait réagi de la même manière, car il est évidemment beaucoup plus facile de fermer les yeux lorsqu’un individu est agressé que de mettre en péril sa propre vie pour un combat qui, à première vue, ne nous concerne pas directement. Un événement similaire aura lieu dans ce Harry Brown, premier long-métrage du Britannique Daniel Barber produit par Vaughn lui-même, alors que le personnage titre (interprété par Michael Caine) assistera de sa fenêtre au tabassage d’un homme cherchant à empêcher le vol de sa voiture par un gang du voisinage. Un événement qui, encore ici, semblera déclencher quelque chose dans la tête du principal protagoniste. Mais plutôt que d’avoir affaire à un étudiant en tenue de plongée, les malfrats du coin devront plutôt se frotter à un ancien membre de la marine anglaise qui, jusque-là, vivait une retraite somme toute assez paisible. Mais du jour au lendemain, Harry se retrouvera seul au monde après que la maladie ait fini par emporter son épouse et que son meilleur ami ait couru à sa propre perte en tentant de tenir tête aux jeunes délinquants qui lui faisaient des misères. Ce sera donc en partie par esprit de vengeance que l’homme partira en croisade contre les criminels de son quartier, mais aussi pour pallier l’inefficacité flagrante des forces de l’ordre dans ce dossier.

Ainsi, ce vieil amateur d’échecs à qui nous aurions donné le bon Dieu sans confession il n’y a pas si longtemps s’aventurera dans les recoins les plus sombres de son petit monde en se donnant pour mission de le rendre de nouveau sécuritaire pour les bonnes gens qui l’habitent. Car qu’on se le dise, l’univers du film de Daniel Barber n’aurait pu être plus manichéen. Un détail qui sera d’ailleurs clairement mis en évidence lors d’une séquence d’ouverture tournée sous la forme d’un vidéo amateur dans laquelle nous pourrons observer l’initiation d’un nouveau membre d’un gang de rue avant de voir deux d’entre eux tourner autour d’une mère et de son enfant en motocyclette tout en s’amusant à leur tirer dessus. Tout ici est fait de noir ou de blanc. L’une des seules zones grises - et rare parcelle de raison - de ce voyage au coeur des plus bas instincts de l’âme humaine se matérialisera sous la forme d’une agente de police (Emily Mortimer) qui sera en soi la seule à croire que le vieux Harry pourrait bien être l’auteur de cette vendetta. Évidemment, plusieurs liens se tisseront automatiquement dans notre esprit entre le présent effort et le remarquable Gran Torino de Clint Eastwood. Mais si le film du cinéaste américain osait porter un regard actuel et résolument critique sur le genre de personnages que ce dernier aura incarnés durant une bonne partie de sa carrière, Harry Brown semble vouloir faire de même avec Michael Caine, mais en ayant le culot de reprendre la formule de certaines de ses oeuvres passées et de l’appliquer à la lettre. Et c’est à ce niveau que se distingue le présent effort des autres récits de justice urbaine, car plutôt que de chercher à imposer une morale (plutôt douteuse) au spectateur, Barber et le scénariste Gary Young nous proposent plutôt un exercice terriblement conscient de ses actes.

Harry Brown pourrait évidemment en choquer plus d’un au premier abord, lui qui semblera vouloir livrer un discours des plus répréhensibles sur l’utilisation de la violence à des fins de justice personnelle - comparable à celui défendu par un Hobo with a Shotgun - qui, aujourd’hui, paraît définitivement dépassé. Où n’est-ce pas plutôt ce que l’on essaie de nous faire croire? Car à voir le succès que connurent certaines oeuvres similaires au cours des dernières années, il est clair qu’il existe encore un public assez substantiel pour ce genre de scénarios. C’est ici que Barber démontrera toute la pertinence de ses méthodes en ne prétendant jamais vouloir proposer une représentation fidèle de la réalité sociale actuelle de ce coin de pays, mais en offrant plutôt une méditation outrancière sur une manière de pensée qui, bien qu’enfouie, semble toujours bien présente au coeur du système de valeurs britannique. Le tout en jouant audacieusement la carte du cinéma de genre, et en donnant même souvent à son film des airs de western urbain. La cause est, certes, tout ce qu’il y a de plus noble. Mais elle sera défendue par l’entremise d’actes d’une brutalité particulièrement repoussante au coeur d’un quartier où les forces de l’ordre n’ont plus la moindre autorité. Le personnage titre ne nous sera d’ailleurs jamais présenté comme une figure attachante ou héroïque, le « cowboy solitaire » interprété par Michael Caine faisant toujours preuve d’un calme on ne peut plus glacial et déstabilisant. La mise en scène de Barber s’avérera également d’une redoutable efficacité dans l’illustration de ce chaos ambiant, elle qui sera d’autant plus appuyée par la trame sonore on ne peut plus glauque de Ruth Barrett et Martin Phipps, ainsi que par l’exceptionnelle direction photo de Martin Ruhe (Control), dont les cadres serrés et extrêmement précis révéleront les immenses talents de raconteur visuel du cinéaste britannique.

Le film de Daniel Barber n’a ainsi jamais la prétention d’être une oeuvre emplie de sagesse et de bonnes intentions, assumant entièrement le portrait particulièrement sordide qu’il dresse de l’humanité en ne se préoccupant en aucun cas - du moins en surface - de quelconques questions de morale ou d’éthique. Nous n’avons évidemment pas affaire ici à un exercice aussi nuancé et abouti que pouvait l’être Gran Torino. Mais c’est justement en ne prêchant que par excès que le cinéaste britannique sera parvenu en bout de ligne à prouver la légitimité et l’intelligence de son entreprise. Ce dernier orchestrera d’ailleurs à cet effet l’une des séquences les plus sales et percutantes de mémoire récente. Notre « héros » se rendra alors dans un endroit des plus malfamés dans le but de se procurer une arme à feu. Pour arriver à ses fins, Harry devra d’abord traverser une plantation de marijuana pour ensuite aboutir dans une pièce sombre où une junkie semblera faire une overdose tandis qu’une vidéo pornographique la mettant en vedette sera diffusée sur un écran géant. Le tout avant que le revendeur en question ne décide de fumer un peu de sa marchandise par l’entremise du canon d’un pistolet nazi. Il faut le voir pour le croire. Barber et Young n’auront également aucune difficulté à faire triompher leur protagoniste, et ce, autant sur l’ordre établi que sur les hors-la-loi de son quartier. Une victoire qui suivra un ultime affrontement digne du Far West dans lequel le bon vieux saloon aura été judicieusement remplacé par un pub anglais. Harry Brown demeure une oeuvre grossière, mais pourtant extrêmement maîtrisée, édifiant une symbolique pesante et particulièrement ambigüe - notamment au niveau religieux - tout en réussissant à s’en laver les mains en incitant continuellement le spectateur à remettre en question sa propre logique interne. Pour un film de cette nature, on parle d'un coup d'éclat digne de mention.
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Critique publiée le 3 juin 2010.