Photo : Philippe Chancel / SABAM.
Hôtel de Clèves, 3 rue Ravenstein. Siège de la Fondation Chantal Akerman et de la Cinémathèque royale de Belgique (Cinematek).
Étrange que de sentir, de toucher, de lire avec une curiosité presque malsaine des notes très personnelles, des brouillons, des lettres, des ébauches de scénarios qui n’étaient pas destinés à se trouver entre mes mains. L’impression de profaner une tombe, celle de l’œuvre en devenir, de l’œuvre tout court, à propos de laquelle j’ose à peine écrire, comme si les mots, plutôt que de l’éclairer, n’avaient comme seul potentiel de l’écorcher, leur nature même portant la potentialité de la trahison, du « dire mal », du « dire faux ». Dès les premières manifestations de ce mouvement intérieur, de cette gêne à dire, tropisme délétère que je tente tant bien que mal de taire, j’adopte une posture muette, me réfugiant dans un silence peu confortable, voire douloureux, déchirée que je suis entre le respect castrateur que m’inspirent ces documents d’archives et la culpabilité de demeurer dans la contemplation pure qui, dans ma tête, rime avec une peur encore informulable. S’efforcer de déchiffrer une œuvre, en proposer une lecture, me dis-je, c’est déjà la trahir, alors pourquoi ne pas embrasser cet amour tissé de trahison ?
Au hasard de mes recherches, je découvre des trous, des blancs dans les archives. Certaines photos de tournage, certains documents ont disparu des chemises dans lesquelles ils devraient se trouver. Rapidement, j’apprends qu’une exposition consacrée à l’œuvre de Chantal Akerman, la plus vaste à ce jour, ouvrira ses portes dans quelques mois. Dès lors, plus question de me borner dans cette posture forgée de peur et de respect : j’écrirai. D’autant plus que le non-savoir n’a jamais freiné l’élan créatif de la cinéaste qui écrivait, dans l’une de ses nombreuses tentatives d’autoportrait :
Il faut toujours écrire quand on veut faire un film, alors qu’on ne sait rien du film qu’on veut faire. Pourtant on en sait tout déjà, mais même ça, on ne le sait pas, heureusement sans doute. C’est seulement confronté au faire qu’il se révèlera. À tâtons, dans le bredouillement, l’hésitation aveugle et claudicante. [1]
C’est peut-être cette attitude à toute épreuve, combinée, bien sûr, avec un talent indéniable et une sensibilité hors norme, qui permit à la cinéaste de réaliser pas moins d’une quarantaine de films, sans compter ses œuvres littéraires et ses installations, en quarante-sept ans de carrière.
Photo : Bozar / We Document Art
Travelling
« Pourquoi tu commences par une tragi-comédie où tu joues toi-même. Pourquoi tu t’en détournes pour aller vers des films expérimentaux et muets. Pourquoi ceux-là achevés de l’autre côté de l’océan, tu reviens par ici à la narration. Pourquoi tu ne joues plus et puis tu fais une comédie musicale. Pourquoi tu fais des documentaires et puis tu adaptes Proust. Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit. Pourquoi tu fais des films sur la musique. Et enfin à nouveau une comédie. Et puis aussi tu fais des installations. Sans te prendre pour une artiste. À cause du mot artiste. » [2] C’est sur ce passage autoréflexif tiré de Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste (2004) que s’ouvre l’exposition « Chantal Akerman. Travelling », présentée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar) du 14 mars au 21 juillet 2024 et dont une version modifiée verra le jour au Jeu de Paume, à Paris, du 28 septembre 2024 au 19 janvier 2025. Cette citation d’ouverture donne le ton à l’expérience que s’apprêtent à vivre les visiteur·se·s du musée, car dans cette vaste exposition à visée exhaustive, non seulement voyage-t-on à travers les époques et les lieux, mais aussi à travers les expérimentations formelles de la cinéaste.
Composée de sept installations vidéo [3], de documents d’archives (photographies, lettres, notes manuscrites, scénarios, dossiers de presse, etc.) et de plusieurs courts métrages, l’exposition retrace la pratique artistique d’Akerman de ses balbutiements — quatre films 8 mm inédits soumis à l’INSAS (Institut National supérieur des Arts du Spectacle) en tant qu’examen d’entrée — à sa fin prématurée en 2015. Proposant un parcours chronologique, cette exposition convie les visiteur·se·s à parcourir les années, les lieux et les médias (cinéma, télévision, littérature, installations) traversés par la cinéaste au cours de sa vie. En parallèle de « Chantal Akerman. Travelling », la Cinémathèque royale de Belgique (Cinematek) offre également une rétrospective complète de l’œuvre de la cinéaste (dont plusieurs restaurations récentes) accompagnée d’une carte blanche posthume composée de films ayant marqué sa cinéphilie comme Pierrot le Fou (Godard, 1965), Mamma Roma (Passolini, 1962), Gertrud (Dreyer, 1964), La Région centrale (Snow, 1970), etc. L’ouverture de l’exposition et la rétrospective sont accompagnées par la publication d’un catalogue d'exposition rassemblant des textes de collaborateur·rice·s, de réalisateur·rice·s et de proches d’Akerman dont la monteuse Claire Atherton, les cinéastes Wang Bing, Christophe Honoré, Nicolás Pereda et la professeure d’études cinématographiques et théoricienne du cinéma Jacqueline Aubenas.
:: Chantal Akerman dans Saute ma ville (1968) [Paradise Films]
:: In the Mirror (2007, installation) [Fondation Chantal Akerman]
Voyager à travers les salles
C’est d’abord la nuit qui nous accueille. Quelques pas dans le noir et la pénombre de la première salle s’atténue sous la lumière des projecteurs présentant simultanément quatre films d’études retrouvés il y a peu dans les archives de la Fondation Chantal Akerman. Tournés à Knokke et à Bruxelles au cours de l’été 1967 afin d’être soumis à l’INSAS en tant qu’examen d’admission, ces courts de jeunesse immortalisent l’ambiance estivale de la capitale européenne. Apparaissent tour à tour les manèges de la Foire du Midi, qui a lieu chaque été, à Bruxelles, la cour de l’Hôtel de Clèves-Ravenstein et la côte belge où on retrouve Marilyn Watelet, l’amie d'enfance avec laquelle la cinéaste a fondé la société de production Paradise Films dans les années 1970, et Natalia Akerman, la mère de la réalisatrice, qui, le temps de quelques minutes, deviennent les protagonistes d'une courte fiction se déroulant dans les boutiques de la station balnéaire. Il serait ambitieux, voire mal avisé de considérer ces quatre films comme des pièces à conviction permettant de prédire la carrière prolifique de leur créatrice, mais si elles ne témoignent ni d’une grande précision technique ni d’une virtuosité particulière, ces expérimentations cinématographiques attestent cependant d’un plaisir évident à filmer, à monter ensemble des images glanées dans le vaste champ du quotidien comme s’il s’agissait d’un jeu.
Cette première salle franchie, un parcours presque mimétique nous est proposé : comme la jeune fille incarnée par Akerman dans Saute ma ville (1968), nous gravissons quelques marches avant de pénétrer dans la cuisine du petit studio bruxellois où se déroule ce premier court métrage aux accents tragi-burlesques qu’Akerman considérera plus tard comme l’envers comique de Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080, Bruxelles (1975), son chef-d’œuvre élu meilleur film au monde par les critiques et les théoricien·ne·s consulté·e·s en vue de l’édition 2022 du palmarès des cent meilleurs films au monde réalisé chaque décennie par la revue Sight and Sound. Une fois de plus, la transition d’une salle à l’autre est harmonieusement orchestrée : la scène finale de Saute ma ville qui se déroule dans un hors champ révélé aux spectateur·rice·s grâce au reflet d’un miroir trouve un écho direct avec In the Mirror, l’installation vidéo présentée dans la salle voisine. Devant nous, une autre jeune femme, jouée par Claire Wauthion — actrice qui incarnera plus tard le rôle de l’amante dans Je, tu, il, elle (1974) — observe son corps nu dans le miroir tout en décrivant son apparence, de laquelle elle semble peu satisfaite, à l’aide d’un vocabulaire pour le moins dépréciatif. On a souvent dit du cinéma d’Akerman qu’il incarnait le « female gaze » [4], qui, contrairement au regard érotisant et réifiant du « male gaze » théorisé par Laura Mulvey, refuse de satisfaire les désirs scopophiles des spectateurs. Or, In The Mirror dévoile plutôt l’intrication des deux regards : d’une part, la cinématographie ne réifie pas le corps de l’actrice — la caméra la présente de plain-pied dans un plan d’ensemble, statique — d’autre part, le discours de la jeune femme, qui s’acharne à énumérer tous ses « défauts », fragmente son corps comme sait si bien le faire le « male gaze ». Grâce à un dispositif très simple, l’installation parvient à offrir une représentation puissante de l’introjection du regard masculin chez les sujets s’identifiant comme femmes.
Photo : Frédérique Lamoureux
Portrait d’une cinéaste : l’œuvre, la vie
En parallèle des installations vidéo et des courts métrages projetés au mur défile une biofilmographie exhaustive de l’œuvre d’Akerman, qui, à partir de la salle où est projeté In the Mirror, est accompagnée d’archives de plusieurs formats documentant les premières étapes du processus filmique à la réception des films par la presse : scénarios, photos de tournages, notes d’intention, dossiers de presse, coupures de presses. Cette somme archivistique, matériau très personnel qui, avant d’être présentée aux visiteur·se·s de l’exposition, n’avait été révélé qu’à un nombre restreint de chercheur·se·s travaillant sur le cinéma d’Akerman, les commissaires d’exposition Alberta Sessa, Laurence Rassel ainsi que la scénographe Émilie Lecouturier ont choisi d’en faire l’un des attraits centraux de l’exposition, leur dédiant la superficie de deux grandes salles. Dans la première, les documents d’archives côtoient de vieux moniteurs télé projetant des extraits de films dont plusieurs furent réalisés pour la télévision comme Aujourd’hui, dis-moi (1980), Les années 80 (1983) et Family Business (1984). La scénographie de la seconde salle réservée aux archives reproduit celle de la précédente à un détail près : la présence, en son centre, d’une grande table sur laquelle sont disposés deux ordinateurs permettant au public de consulter une sélection d’entrevues au cours desquelles Chantal Akerman réfléchit à sa pratique cinématographique et huit postes de travail agrémentés de fardes reproduisant chronologiquement la filmographie d’Akerman et dans lesquelles se trouvent les archives mises à la disposition du public. On y retrouve, par exemple, un très bel article d’Hervé Guibert sur Les Rendez-vous d’Anna (1978).
À cette masse impressionnante d’archives et de courts métrages projetés sur les murs du musée s’ajoutent sept installations vidéo pensées et réalisées par la cinéaste et sa monteuse Claire Atherton à partir de 1993, année où Akerman est approchée par Kathy Halbreich, conservatrice du Musée des Beaux-Arts de Boston, Susan Dowling, productrice à la station de radio WGBH, à Boston, et Michael Tarantino, critique d’art américain vivant alors à Bruxelles, pour réaliser une installation multimédia consacrée à la réunification de l’Europe après la chute du mur de Berlin. Plutôt que d’entamer l’œuvre commandée, Akerman réalise le documentaire D’Est (1993), film à partir duquel elle créera deux ans plus tard sa première installation, D’Est, au bord de la fiction (1995). Cette œuvre, qui inaugure la présence du travail d’Akerman dans l’espace muséal contemporain, on la retrouve à mi-parcours de l’exposition.
:: D'Est, au bord de la fiction (1995, installation) [Fondation Chantal Akerman / Eye Filmmuseum]
:: D'Est (1993) [Paradise Films / Lieurac Productions]
Toujours plongé·e·s dans la nuit, les visiteur·se·s sont guidé·e·s par la lumière de vingt-quatre écrans disposés en rangs de six divisés par une allée centrale, où apparaissent des images d’une Europe de l’Est hantée par les traces des cataclysmes passés. Devant nos yeux défilent simultanément de lents travellings présentant les visages d’hommes et de femmes faisant la queue dans le froid glacial de l’hiver ou attendant leur train dans la gare de Moscou, des plans fixes immortalisant le quotidien de femmes affairées dans leur cuisine ou encore des champs de betteraves immaculés. Dans ces images chargées d’affects, le passé et le présent cohabitent dans une dialectique. Chez Akerman, un champ de betteraves n’est pas qu’un champ de betteraves, mais le sang et la sueur d’un peuple, un attroupement de corps dans le froid n’est pas qu’un attroupement de corps dans le froid, mais un convoi dont la destination n’est autre que la mort. Au loin, un murmure distant émane d’une pièce légèrement en retrait et plongée dans un noir total, tout au fond de la salle. Là, on retrouve le vingt-cinquième écran de l’installation, écran noir accompagné de deux enceintes relayant la voix éraillée d’Akerman récitant un texte dans lequel elle interroge les liens entre les images de l’installation, la grande Histoire et son histoire personnelle. De cette composition émane une beauté solennelle sublimée par la déambulation des visiteur·se·s qui, de loin, se fondent avec les silhouettes et les visages slaves, offrant un moment l’illusion de l’abolissement des frontières entre l’espace de la salle et celui de l’écran.
C’est un grand défi que se sont lancé·e·s les commissaires de « Chantal Akerman. Travelling » : présenter de manière presque exhaustive l’œuvre et la vie de la cinéaste, marquées, comme on le sait, par la (post)mémoire, le trauma, le deuil, l’exil, la mélancolie, mais aussi par l’amitié, l’amour, l’humour, la sororité, sans compter la collaboration, aspect de la création trop souvent occulté que l’exposition met savamment en lumière grâce à la présentation d’entrevues et de making-of. Défi relevé, bien que la densité de l’exposition demande, à l’image des films d’Akerman, une grande capacité d’attention et une forme de dévotion de la part des visiteur·se·s qui auront peut-être besoin de renouveler leur passage s’iels désirent apprécier chaque œuvre à sa juste valeur. Quant à moi, la richesse de ce parcours à travers l’œuvre d’Akerman ne tient pas à son exhaustivité ni au nombre important de films, d’installations et de documents d’archives qui y sont présentés, mais à la grande place qu’il accorde aux mots de la cinéaste, mots dont on sait qu’ils furent sa première passion, car bien avant de vouloir faire du cinéma, c’est d’« écrire à côté de ses lacets » [5] dont elle rêvait. Tantôt écrits, tantôt récités de sa voix qui de jeune et cristalline devint cette voix de fumeuse, cette voix bien connue des dernières années, l’omniprésence des mots d’Akerman, confère à l’exposition une dimension autoréflexive et très personnelle qui facilite non seulement une rencontre entre les visiteur·se·s et les œuvres présentées, mais entre les visiteur·se·s et Chantal Akerman dont la pensée continue, presque dix ans après sa disparition, de rassembler, d’émouvoir et de stimuler des sensibilités qui, comme la sienne, se soucient du monde tourmenté dans lequel nous vivons.
[1] Chantal Akerman, « D’EST, au bord de la fiction », installation vidéo (Gallerie Marian Goodman, New York, Paris, Londres, 1995)
[2] Chantal Akerman, Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste (Paris : Centre Pompidou & Cahiers du Cinéma, 2004), 10.
[3] Nommément et par ordre de leur présentation dans l’exposition : In the Mirror (2007), La Chambre (2012), D’Est, au bord de la fiction (1995), Woman Sitting after Killing (2001), From the Other Side (2002), Maniac Summer (2009) et Now (2015).
[4] En réponse au male gaze de Laura Mulvey, la journaliste et essayiste Iris Brey a récemment redéfini le « female gaze » dans l’essai féministe Le regard féminin. Une révolution à l’écran (2021).
[5] « D’ailleurs je ne voulais pas faire du cinéma dans ma première adolescence. Je voulais écrire à côté de mes lacets. Le livre avait et a certainement toujours plus d’importance pour moi que le cinéma. » Chantal Akerman, op. cit., 29.
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En plus d’être une fan invétérée de Chantal Akerman, Barbara Loden, Alice Rohrwacher et de tant d’autres femmes cinéastes, Frédérique Lamoureux prépare une thèse sur la représentation du quotidien comme amor mundi dans l’œuvre littéraire et cinématographique de Chantal Akerman au Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal. Ses textes de création comme ses articles sont notamment parus dans les revues Moebius, Intermédialités, Hors Champ, Musemedusa, Postures, Fémur ainsi que dans le collectif Récits infectés : Mémoire d’un temps suspendu (2022).
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