Centre Phi, 2 mars au 28 avril 2019
Depuis les balbutiements de la réalité virtuelle, le Centre Phi s’est positionné en diffuseur hors pair et chef de file en la matière. Hormis les Festival du nouveau cinéma et les Rencontres internationales du documentaire qui, chaque année, présentent le meilleur des nouvelles tendances technologiques dans leurs sections FNC Explore et UXdox — presque exclusivement des œuvres de réalité virtuelle —, le Centre Phi est un des rares centres culturel et artistique à Montréal qui met à la disposition du public, à longueur d’année, une programmation variée et éclectique.
En présentant The Horrifically Real Virtuality, le Centre Phi confirme sa position d’avant-garde en présentant une œuvre de théâtre immersif qui engage le spectateur dans l’interaction physique en temps réel en lui proposant de s’aventurer dans l’univers du fameux et charismatique Ed Wood, le tout en se déplaçant dans un grand espace spécialement aménagé pour l’occasion.
D’emblée, la séance est mystérieusement retardée dans la diégèse… L’entrée en matière s’esquisse par une présentation quelque peu bancale à la lampe torche, rappelant-là les moyens rudimentaires de production du « pire cinéaste de tous les temps ». Quelque chose se trame derrière les rideaux… Nous finissons par être invités à pénétrer dans l’antre du réalisateur, là où ses histoires fantaisistes et abracadabrantes prennent forme. Ed Wood, toujours optimiste malgré les contraintes techniques — dues aux manques de financement qui l’accablèrent tout comme son idole Orson Welles — arbore un sourire sans faille cherchant à soutirer le meilleur du pire de son équipe de tournage afin de boucler la scène finale de son film avec Bela Lugosi Jr. Ainsi, l’un est recruté pour ses talents de cadrage, l’autre pour ses compétences au son, tandis qu’une tierce personne réconforte l’ego de Wood en lui glissant des mots doux dans une expérimentation de groupe plutôt drôle et inédite.
Notons là qu’il s’agit en réalité de la séquence finale de Plan 9 from Outer Space, pour laquelle Wood a dû engager un autre acteur à la suite du décès de Bela Lugosi au cours de la production (c’est Tom Mason qui l’a remplacé). Affublé d’une cape et son bras cachant une partie de son visage, il finissait par lui ressembler avec de l’imagination ; ces détails omis durant l’expérience virtuelle se révèlent pourtant d’une grande importance afin de comprendre pourquoi nous nous retrouvons tous ensemble à participer au tournage de cette fameuse scène en compagnie du comédien qui se fit connaître par ses interprétations de Dracula.
Rêve devenu réalité grâce à la technologie ? Peut-être que l’esprit de Wood flotte dans l’enceinte du Centre Phi, riant à pleins poumons de ce que nous sommes capables d’accomplir à titre posthume grâce au numérique. Paradoxalement au peu de moyens dont disposait habituellement Wood pour assumer ses visions fantasques mêlant différents genres, l’expérience de théâtre immersif redonne au moins vie à son protégé, Bela Lugosi. Par le truchement d’une caméra de motion tracking qui enregistre les mouvements d’un acteur assorti de tout un appareillage technique, il reprend corps sur deux écrans qui jouent le rôle de moniteurs. Le film, ainsi miraculeusement achevé, peut reprendre son cours et même sortir sous une autre version en salles.
Billet en main, kit de réalité virtuelle enfilé sur le dos, casques audio et vidéo revêtus, nous sommes fins prêts à rejoindre les rangs de l’illusion. Nous découvrons avec curiosité notre nouvelle apparence à moitié extraterrestre, à moitié efféminée, agrémentée d’une touche de virilité : une soucoupe volante en guise de jupe, des mains poilues et boudinées, des lunettes fumées rectangulaires couvrant le tiers supérieur du faciès assorti d’antennes pointant à l’est et l’ouest et une veste de costume distinguée ajoutant une certaine « classe » à l’ensemble. Une fois notre faux-semblant approprié, nous sommes propulsés dans les couloirs trompe-l’œil et géométriquement hypnotiques de l’entrée du cinéma — une expérience de groupe mémorable — où d’autres de nos semblables attendent patiemment que la séance commence.
Ici, c’est Lugosi qui nous propulse dans un voyage astral et nous transporte dans une autre époque. Il fait nuit et le vent souffle dans les branches défeuillées des arbres. Il se passe de drôles de phénomènes dans cette forêt qui borde sa maison : certains éléments du décor réagissent à nos mouvements, d’autres se métamorphosent en captivante expérience visuelle et d’autres encore se touchent du bout des doigts à mi-chemin entre le monde réel et le monde fictif. Puis nous partageons un moment d’intimité avec Bela, dans son salon, à l’exacte même place du tournage de la dernière scène du film de Wood à ceci près que nous faisons cette fois pleinement partie du décor. Aurions-nous voyagé dans le temps ? Avec l’esprit enfantin qui s’amuse, nous effleurons les objets disposés çà et là, un chandelier, une lampe, une boîte, le sofa sur lequel nous finissons par nous asseoir sagement. Bela nous fait répéter avec une bonne dose de dramaturgie sa fameuse phrase « Pull the strings » et puis soudainement le téléphone sonne. Et c’est là que la suite des choses prend une tournure rompant avec l’enchaînement des univers dans lesquels nous avions évolué jusqu’à maintenant. La personne à l’autre bout du fil nous demande si l’on souhaite plutôt du poulet ou des frites à manger (Bela a faim), créant presque un malaise tant cette question arrive comme un cheveu sur la soupe. Si son besoin de se soulager la vessie caché derrière le voile de sa salle de bain — dans la vraie vie, il allait se piquer le bras pour sa dose de drogue — passe encore, la commande de nourriture s’avère déroutante, nous ramenant subitement à la malbouffe et à notre vie quotidienne. Nous aurions tellement aimé échanger plus en profondeur avec Bela, qu’il nous raconte des anecdotes de tournage, sa vie avec sa femme dont il réclame de nombreuses fois la présence, sa relation d’amitié avec Ed Wood, son cheminement artistique et ses rôles dans les films d’épouvante. Au lieu de ça, nous nous sommes transformés en figurants et nous nous préparons à jouer une scène qui, hors de son contexte d’improvisation, a peu de sens.
Tout ceci balaye d’un coup vif l’atmosphère, l’ornementation et la scénographie en noir et blanc qui nous habitaient. Nous avions fait corps avec les ombres et la lumière diffuse caractéristique des films d’horreur et de science-fiction. Moins de confusion aurait pu être orchestrée, par exemple en conservant nos rôles du départ et en les faisant évoluer. Pour finir, plus d’informations quant à la carrière d’Ed Wood aurait été apprécié, ses flops comme ses succès auprès d’un public pas toujours tendre, sa façon expéditive de filmer sans jamais prendre la peine de refaire une scène et sans se préoccuper des raccords, ses doutes, ses croyances qui font de lui un ambassadeur du cinéma, sa rencontre avec Orson Welles qu’il vénérait plus que tout… Enfin, un peu plus de détails croustillants sur ces univers si riches en aventures et en enchevêtrements chaotiques. Vingt-cinq ans après le Ed Wood de Tim Burton, cette belle idée de faire renaître l’amour du cinéma par celui qui savait le moins bien le mettre en scène méritait à nouveau d’être poussée un peu plus loin, surtout à l’aune de la réalité virtuelle.
On retiendra tout de même l’exploit physique de se mouvoir d’une pièce à une autre en marchant à l’aveugle, suscitant par-là l’interaction, une curiosité animée et une appétence pour l’exploration qui rendaient l’expérience de groupe très excitante. Le graphisme art déco de la fin des années 50, les contrastes noirs et blancs merveilleusement travaillés et les détails plus vrais que nature dont certains à portée de la main, en valaient la chandelle. Drôle, loufoque, manquant parfois d’un peu de jugeote, cette expérience un peu dispendieuse se cale sur la personnalité de Wood et déploie néanmoins de nouvelles possibilités pour des mondes inexplorés.
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