DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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homme qui rit, L' (2012)
Jean-Pierre Améris

Déshumaniser Hugo

Par Mathieu Li-Goyette
Il fut, certes, coutume d'adapter les grands romans de la littérature française au cinéma, mais aujourd'hui  la recrudescence de ces transpositions révèle deux travers de l'industrie. D'abord, n'est pas bon lecteur qui veut. Or, une mauvaise adaptation discrédite non seulement le procédé, mais aussi l’oeuvre originale qui perd de facto toute chance, ou presque, d'être de nouveau appréciée. Ensuite, on remarque que l'industrie - notamment hollywoodienne - privilégie la réputation d'une oeuvre littéraire, entendu son potentiel de rentabilité, au détriment de la qualité du scénario qui en a été tiré.

Du côté français, pensons à Thérèse Desqueyroux de Claude Miller et à  L'homme qui rit de Jean-Pierre Améris, deux films qui, à côté des adaptations réussies de Bertrand Tavernier (La princesse de Montpensier) et de Benoît Jacquot (Les adieux à la reine) représentent la réduction d'un récit à sa seule diégèse, ignorant le style de l'écrivain, le choix de ses péripéties et, surtout, sa structure narrative. En demandant l'aide de Guillaume Laurent, fidèle scénariste de Jean-Pierre Jeunet, Améris avait pourtant bien préparé le terrain. Mais la synthèse des quelques 800 pages de Victor Hugo en moins de 90 minutes de film nous laisse, déjà là, perplexes.

Pour rendre hommage au texte, il aurait au moins fallu qu'Améris prenne en compte la place qu'occupe L'homme qui rit dans l'oeuvre d’Hugo. Avant-dernier roman de son auteur, écrit plus d'une trentaine d'années après Notre-Dame de Paris, la triste histoire de Gwynplaine (Marc-André Grondin), le déshérité au sourire déchiré, marque le retour de la figure du monstre chez Hugo. Contrairement à Quasimodo, battu pour sa laideur, Gwynplaine est tenu en estime par ses comparses du théâtre, ces saltimbanques anglais qui admirent les numéros mis en scène par le maître du jeune homme, Ursus (Gérard Depardieu). À leurs côtés, Dae (Christa Theret), une magnifique jeune femme aveugle,  Esmeralda timide qui demande la protection de Gwynplaine autant qu'il cherche chez elle du réconfort. Le monstre dissimulé dans Paris fait place au monstre public et théâtralisant de Londres, le règne de Louis-Philippe 1er se soustrait au Second Empire durant lequel Hugo s'exile partout à travers l'Europe. L'apparence repoussante de Gwynplaine est plus que jamais le reflet cynique d'un monde tortueux. Hugo se prête ici à une dissertation ambitieuse sur l'indifférence et la bassesse d'esprit des riches face à la compassion et l'ouverture des pauvres.

Face à cette fable soulignant avec véhémence ces préoccupations les plus urgentes, Améris et Laurent isolent seulement les éléments les plus charmants du récit : le sourire balafré de l'acteur, la beauté fragile de son amie d'enfance, la bonhomie de leur maître et la présence spectrale du majordome Barkilphedro, sorte de Frollo plus cadavérique, plus inquiétant.

L'assombrissement qu'exerce donc Hugo sur ses personnages, Améris l'interprète comme une invitation au conte gothique, style suranné qui habille plus qu'il ne raconte. Grondin retrouve son look noir et blafard qu'il pouvait avoir dans C.R.A.Z.Y., le château des Clancharlie devient celui de Dracula et la duchesse Josiane (Emmanuelle Seigner) se transforme en succube prête à briser le coeur de Dea. Les traits grossis deviennent grossiers, l'élégance romantique de l'écrivain devient une bouillie « burtonienne » et la finale écourtée se prête au ridicule. L'homme qui rit d'Hugo est un grand roman baroque, fleuri de mots jusqu'à débordement des pages. Celui d'Améris est freluquet, trop court et austère plutôt qu'hypnotisant.

C'est qu'au-delà de l'adaptation manquée, la mise en scène et le scénario nuisent au travail de comédiens que l'on aurait préféré voir plus longtemps et, surtout, accoutrés différemment. Tous excellents dans ce film oubliable, ils manient un texte classique avec une aisance qui rappelle les meilleurs comédiens de théâtre. Grondin, par exemple, s'avère tout à fait crédible, étant donné les circonstances difficiles, car au-delà de l'adaptation problématique, son personnage se compare très rapidement au Joker d’Heath Ledger que personne n'a oublié; Améris profite consciemment de ce vol d'identité, car, quoiqu'on en pense, le brigand de Gotham City est aujourd'hui plus célèbre que Gwynplaine. Comme s'il était possible d'utiliser le Joker comme locomotive populaire pour le monstre d'Hugo, cette nouvelle adaptation de L'homme qui rit n'en fait pas assez pour nous rappeler l'originalité profonde du personnage qui, en dehors de sa cicatrice emblématique, se rapporte aux idéaux qu'il représente.

Résultat? Aussi farfelu que cela puisse paraître, L'homme qui rit nous laisse la douloureuse impression que son auteur s'est perdu quelque part entre l'interprétation magistrale de Ledger et l'univers torturé de Tim Burton. Ici, la misère de Gwynplaine est caractérisée dans une seule scène où il est bousculé par des enfants en allant chercher du lait et des oeufs. L'anecdote est banale, légère. La pauvreté, comme la richesse, perd de son impact dramatique chez Améris. En refusant le pathos et en préférant l'esthétisme à rabais, le cinéaste refuse l'humanité d'Hugo pour lui préférer son cliché. Il oublie par le fait même le sens premier de L'homme qui rit, cet homme à qui ont imposa le bonheur, pour le transformer en héros au coeur brisé, souriant moins de la pauvreté du monde que de sa propre insignifiance.
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Critique publiée le 2 avril 2013.