DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Inherent Vice (2014)
Paul Thomas Anderson

L'air d'un genre

Par Mathieu Li-Goyette
Dans le premier plan d’Inherent Vice, l’air marin du Pacifique s’exfiltre de l’océan et s’immisce entre deux bâtiments californiens. Cet air, qu’on ne peut filmer et qu’on ne peut que sentir ou lire, occupe en effet beaucoup d’espace dans le nouveau film de Paul Thomas Anderson; air du large, air du désert, air de cannabis, air de parfum, air de doute, l’air, le détective privé Doc Sportello y sent des indices, inhumant sans relâche la marie-jeanne qui lui permet de se perdre pour mieux se retrouver. Dans ce premier plan, donc, l’air arrive de l’arrière-plan et souffle dans le décor d’Inherent Vice, comme le désert et son westerner venaient nous voir au tout début de The Searchers en instaurant une frontière visuelle entre le mythe de la conquête et l’obscurité de la salle.

Si cet air est important, ce n’est pas uniquement parce qu’il porte en lui les effluves hallucinogènes des joints de Doc, mais bien parce qu’il meuble les cadres de chacune des conversations du film, nombreuses, didactiques et semblables en ce qu’elles sont cumulées moins pour faire progresser le récit que pour le perdre et renforcer l’aliénation du personnage et du spectateur. Que fait donc ce premier plan? Il nous habitue au vide qu’il nous appartiendra de combler, particulièrement dans chacun de ces entretiens de détective à témoin, qui reprennent au film noir son protocole, parfois partiellement ou totalement : plan américain, éclairage en douche (littéralement souligné par cet « Aimez-vous notre éclairage? C’est Jimmy Wong Howe qui l’a fait pour nous. »), digressions confuses, aveux improbables et jeux de charme (in)discrets qui remplissent non pas l’histoire, mais les histoires d’Inherent Vice.

Ces histoires vont comme suit. Doc Sportello (Joaquin Phoenix) est un détective privé ayant son bureau domicilié à l’intérieur d’une clinique. Un jour, son ex-petite amie Shasta (Katherine Waterston) vient lui demander de mettre son nez dans la disparition fomentée de Mickey Wolfmann (Eric Roberts), un riche magnat de l’immobilier dont la femme, « socialite » avérée et éprise d’un entraîneur aux allures d’éphèbe, prépare un complot qui mènerait à son internement. Mickey a dans son entourage plusieurs amis, dont le flic Bigfoot (Josh Brolin), acteur à ses heures qui travaille régulièrement avec ledit Sportello. Autour d’eux, un avocat spécialisé dans le droit maritime (Benicio Del Toro), une femme (Jena Malone) à la recherche de son mari-saxophoniste-disparu-mais-peut-être-pas-mort (Owen Wilson), une nouvelle copine assistante du procureur (Reese Witherspoon), un dentiste accroc à la coke (Martin Short) et un bateau, le Golden Fang, à peu près invisible mais inlassablement cité puisque tous, à l’exception de Doc, semblent y avoir mis les pieds où lui prêter une attention hors du commun. La structure, déjà complexe, s’embroussaille de plus belle…

D’entretien en entretien menant à l’élagage des suspects, Anderson privilégie des compositions identiques organisant des plans longs, cadencés avec la vivacité d’esprit du camé en travellings avant. L’air, la fumée, le soleil, le flou de la profondeur de champ et l'incroyable arc-en-ciel de couleurs hippies (grâce au travail surdoué de Robert Elswit) viennent tous meubler cet espace si difficile à remplir entre deux personnages s’échangeant un dialogue (que l’on doit essentiellement à la virgule près au talent du romancier Thomas Pynchon). La vanité des échanges se terminant en queue de poisson et les références au film noir s’additionnant (la jeune femme enlevée est toute droit sortie de The Big Sleep, l’arnaque immobilière rappelle celle de Chinatown, le bateau, la femme fatale et l’homme manipulé conjurent The Lady from Shanghai, etc.), Inherent Vice s’écarte de l’excellent roman dont il est adapté pour renforcer l’hommage au genre et à ses velléités discursives. 

Ces discours inachevés qu’ont entamé depuis belle lurette le film noir et le néo-noir, Anderson les repousse à leur point de fracture, transcendant la manière du maniérisme en une conception impressionniste et conceptuelle du genre où le genre (qu’il soit un éventail de costumes et d’histoires typées ou, pour reprendre l’idée de Paul Schrader, tout bonnement un style) devient un étonnant outil de dilatation temporel et narratif, un moyen, bien sûr encodé, de ralentir le déroulement du temps et les attentes qu’on associe à sa marche. C’est précisément ce que l’air habite et érode : le temps de la discussion, de l’enquête et de la fumette qui se confronte ici à l’inachèvement inhérent au film noir : la vanité de la statuette d’un faucon noir, le « Forget it, Jake. It’s Chinatown », le fatum des récits de fuyards, la surprise incomprise de Big Sleep, autant de finales avortées, d’intrigues éteintes avec ce goût pour l’abandon et cette prise de conscience accablante si emblématique des élans romanesques américains du XXe siècle.

Tout cela pour dire que le drame d’Inherent Vice n’est plus à l’image des films précédents d’Anderson, ceux où le monde entier semblait se résorber sous la force de deux personnages charismatiques. Si There Will Be Blood et The Master étaient tous deux de brillantes études de caractère, Inherent Vice cultive l’insatisfaction, le doute, cherchant à s’excentrer, comme par déni de responsabilité, n’évoluant qu’en périphérie de son « vrai » sujet – son enquête. Il s’agit d’une incroyable boutade sur le film noir, dont chacun des gags (très drôles, il faut le dire) déploie une quête iconographique, presque iconologique du genre. Anderson déconstruit ainsi le film noir et ses tropes jusqu’à leur plus simple expression, en imaginant que la drogue de Sportello lui permet de déceler, plus que les indices qui le mèneront au Golden Fang, les fêlures du genre; l’herbe révélatrice permet de baliser les limites du délire urbain et transforme les écarts du film, tous ces moments apparemment vides, plats et creux en ornements d’un théâtre baroque où les éléments du film noir trouvent dans leur consomption une forme d’interrogation ontologique.

Ce magnifique résultat, véritable lettre d’amour tourmentée à tout un pan du cinéma, Anderson y parvient en amenuisant l’ambition de sa mise en scène, reconnue pour sa plastique et sa redoutable précision. Comme celui de Kubrick auquel il a si souvent été comparé, le cinéma de PTA est foncièrement polyvalent et génial à bien des niveaux. Bien que certains tics reviennent ici et là dans son plaisir de la démesure et des prouesses techniques à l’exécution soulignée (rappelons-nous la caméra filmant ses propres rails dans There Will Be Blood), Inherent Vice négocie adroitement cette perte d’amplitude en échange d’un gain de lenteur et de nécessaire fragilité. Puisque la littérature (surtout celle de Pynchon) se gèle la tête plus facilement que le cinéma, médium par excellence de l’énergie cinétique, il fallait, pour désamorcer systématiquement chacune des problématiques du film et les faire glisser lentement dans un absurde non-sens, travailler à déconnecter les points connectifs du récit et s’assurer que le spectateur – toujours le meilleur enquêteur qui soit – ne puisse être en mesure de résoudre l’énigme tarantulesque laissée par la disparition de Wolfmann.

Inherent Vice est donc un immense hommage au film noir sans toutefois en être exactement un. À la différence des grands accomplissements qu’étaient Chinatown et, de mémoire plus récente, The Big Lebowski, il est moins question ici de rendre un hommage nostalgique que de récupérer les invariants du genre en cherchant de nouvelles configurations esthétiques et discursives pour ceux-ci et, comme l'indique son magnifique dernier plan, de les lancer, sourire en coin, vers un tout nouvel horizon de potentialités. De la même manière, Inherent Vice commet le péché capital du genre en se débarrassant presque entièrement de la ville, si importante et indissociable de sa nature propre, parce qu’ici, nul besoin de ville : la caméra reste braquée sur Joaquin Phoenix, intraitable dans ce rôle qu’il maîtrise presque trop bien, et elle restreint les plans extérieurs à des regards subjectifs et des espaces petits et routiniers (le poste de police, l’hospice, le salon de massage, etc.), accentuant plus encore la paranoïa, véritable « vice caché » du titre.

Comme tout le monde est atteint d’une paranoïa ou d’une autre dans Inherent Vice, que même les symboles de l’autorité (ceux que le film présente comme les éternels adversaires des hippies) finissent enfin par la pressentir, c’est l’œuvre en entier qui finit par basculer dans la folie, notamment lorsque l'agressif Bigfoot tire son rideau en mâchant de la marie-jeanne telle une vache boulimique, signe que le film en entier est devenu dopé et qu'il peut doucement se conclure. Ce vice paranoïaque s’inscrit, dans le cas de Bigfoot en particulier qui incarne lui-même un policier pour la télévision, au cœur d’une crise identitaire qui engloberait toute l’Amérique et qui poursuivrait en fait ce grand projet de déconstruction critique entamé dans There Will Be Blood (et même Punch Drunk Love). Tous, victimes de cet « air de », de ce flou qui ébranle les convictions les plus profondes, s'y morfondraient à ne plus vouloir et ne plus pouvoir incarner les personnages qu’ils sont, à errer à la recherche d’un autre masque, constamment en transit, à la manière de Wolfmann le désintoxiqué et du saxophoniste ressuscité… comme malades d’un rôle, malades d’un genre.
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Critique publiée le 29 janvier 2015.