Saga familiale indémodable, histoire d'une province condensée par le romancier Roger Lemelin à travers une galerie de personnages archétypaux,
Les Plouffe de Carle introduisait la grande famille au cinéma, la présentant avec ses défauts connus, reprenant avec brio le tragique inhérent à sa condition (« Il n'y a pas de place pour les Ovide Plouffe du monde entier », s'était exclamé
Gabriel Arcand en 1981), le tout faisant culminer le cinéma québécois de fiction des années 70 en une production techniquement impeccable, historiquement ambitieuse et d'un lyrisme du terroir dont la sincérité émeut encore. Quand
Arcand donne suite au film de Carle, la table est donc déjà mise pour son successeur. Le monde des Plouffe est tangible et il n'appartient qu'au second venu d'en trouver les failles et de les exploiter. Entremêlant le drame judiciaire avec la romance impossible, il utilise les structures schématiques des genres pour ouvrir une brèche dans l'univers populaire de Carle, univers symboliquement chargé (comme toujours), maniant les racines chrétiennes du Québec aussi bien que sa géographie dont il a toujours su tirer profit. Mais Arcand l'historien, lui, s'intéresse aux contextes sociaux, aux relations qui unissent les Hommes et les éléments déclencheurs qui provoquent les histoires qui habitent l'Histoire.
C'est ainsi que, depuis
La maudite galette, il use des genres les plus classiques sans effort, amalgamant la notion de McGuffin, de héros et de revirements de situations comme l'historien écrit les annales. Dans
Réjeanne Padovani, l'approche structuraliste d'Arcand au scénario, séparant les maîtres des esclaves par un escalier, évoquant la domination d'un monde lumineux par les ventriloques ténébreux de la mairie par l'éclairage et les cadres frontaux, instituait une dialectique claire et précise, visant l'efficacité et le style tout à la fois. Dans
Le crime d'Ovide Plouffe, cette conceptualisation du monde doit céder le pas à un plaisir de la narration plus classique. Le décor ambitieux du Québec des années 50 ne permet pas à l'auteur un contrôle aussi méticuleux sur l'éclairage où sur le positionnement des comédiens. Ici, c'est la caméra qui doit devenir mobile, épouser l'espace en ouvrant le monde de la famille Plouffe sur la société québécoise d'après-guerre et sur les problématiques qui marqueront les années Duplessis.
Maintenant représentant de commerce, Ovide (Gabriel Arcand) n'a plus qu'à regarder vers l'avenir. Sa femme Rita (
Anne Létourneau) s'occupe de la bijouterie, lui cavale dans le long du Saint-Laurent pour vendre ses produits tandis qu'un vieux Français infirme (
Jean Carmet) aide à la boutique pour les réparations et l'expertise des bijoux. Loin de la métropole, cette branche de la famille Plouffe s'émancipe contre toute attente, l'économie locale se portant bien, entre autres grâce à la victoire et à l'arrivée d'immigrés européens ayant fui le Vieux continent en ruines. À la façon des meilleurs cinéastes-historiens, Arcand est en mesure de saisir l'Histoire sous son allure embellie, voire nostalgique, pour la retourner et en montrer les torts les plus subtils; dans le cas dudit crime d'Ovide où on l'accuse d'avoir fait exploser l'avion qui transportait sa femme vers le Nord de la province, le contexte se fait sentir à chacune des séquences.
C'est d'ailleurs ce contexte qui fait tout le charme de l’oeuvre, le crime n'étant qu'un accessoire dramatique permettant ici à la condition québécoise de se révéler d'elle-même. Dans les faits, l'attentat est une machination du Français jaloux, amoureux fou de Rita. Sa folie bernera toute la population du village (on y reconnaît
Rémy Girard,
Yves Jacques et
Donald Pilon dans le rôle d'un homme d'affaires qui sauvera la mise) tandis qu'Ovide sera condamné sans preuve tangible. Accusé parce qu'il a passé un weekend ou deux de trop avec Marie, une Française fraîchement débarquée, charmé par sa délicatesse, par son air distingué et son allégresse européenne (ses jupes semblent légères, la rendent agile, presque évanescente; Rita, elle, est femme canadienne-française plus en chaire, habillée avec des pois blancs sur fond rouge qui la font se fondre dans le mobilier), Ovide ne fit un pas vers elle que parce que sa conjointe l'avait d'abord trompé avec des hommes du village... Arcand et Lemelin (qui participe aussi à l'adaptation de son propre roman) prennent plaisir à surcharger les relations qu'entretiennent les personnages avec une charge morale qui n'est pas sans rappeler celle d'un certain cinéma théologique (celui de Bresson, de
Bergman) où la culpabilité et le pêcher ont tendance à immobiliser les protagonistes lors de plans usés le temps où l'on souligne la réflexivité des images face à notre éthique de spectateur.
Mais Arcand, comme Carle, se méfie de ces introspections à rallonge. Pour lui, la plausibilité, même si elle doit passer parfois par le genre et restreindre la mise en scène (le film noir par-ci, le drame familial par-là nous font adhérer à la fiction), demeure garante de la cohésion de l’oeuvre et de son rapport entretenu avec la société qui la produit et la reçoit. La tension entre le désir d'intellectualiser et de simplifier le récit est palpable, car l'auteur espère sans cesse être assez clair pour le grand public, mais assez complexe pour énoncer sans compromis sa critique d'une collectivité sur le poids de juger un homme en vertu d'une idylle et non pas au nom d'un crime avéré. Condamné pour ce qu'il représente, Ovide doit être exclu de la communauté, pendu pour avoir prétendument trompé sa femme, excommunié de son peuple pour être tombé dans les rets du filet populiste - peut-être est-il bon de rappeler à présent que Lemelin, avant d'écrire son roman en 1982, avait été rédacteur en chef de La Presse tout au long des années 70; la conscience journalistique du coscénariste est indéniable, sa compréhension des médias de masse, exemplaire. Entre autres par le biais du rôle discret de Rémy Girard dans la peau d'un journaliste radio, Le crime d'Ovide Plouffe évoquera à plus d'une reprise l’oeuvre de
John Ford, particulièrement
Young Mr. Lincoln,
Sergeant Rutledge ou
The Man Who Shot Liberty Valance, films où la justice éreinte la morale, l'éthique, le dogme religieux et culturel (et vice-versa), le tout sous l’oeil attentif d'une communauté et de médias à l’affût d'interpréter l'écriture de l'histoire au fil de son déroulement.
Encore une fois, le genre et ses principes inhérents d'investigation et d'acquisition de connaissances de la part de protagonistes en lutte contre un environnement bien établi permettent à Arcand d'apporter à la société québécoise son regard synthétique, se penchant sur la transition lente entre la morale arriérée qui passa près de tuer Ovide et le geste d'humanité (empreint d'une générosité opportuniste) qui sauvera le condamné à mort. Le
happy end semble incontournable, car le récit doit trouver un équilibre entre la tragédie imminente qui le guettait et le sauvetage in extremis que nous n'attentions plus.
Le crime d'Ovide Plouffe n'accuse personne - encore moins le spectateur et pas plus l'infirme dont on comprendra aisément la détresse -, il se refuse même au cynisme dont fera preuve Arcand par la suite dans
Le déclin de l'empire américain. Critique plutôt que caricaturiste, l'auteur semble avoir réussi son pari, subjuguant le cliché rural à son désir de l'intrigue classique, innovant dans la structure et l'écriture d'un scénario qui allait révéler en finesse les tares d'un Québec se modernisant, d'un cinéma se post-modernisant.