Après avoir offert au cinéma son tout premier thriller psychologique entièrement animé avec
Perfect Blue,
Satoshi Kon et le scénariste Sadayuki Murai replongeaient dans les coulisses de l’image pour y suivre le parcours d’une autre actrice, mais à l’intérieur d’un récit à la portée beaucoup plus romantique cette fois-ci. Les deux opus ont néanmoins beaucoup en commun en ce qui a trait à la forme, Millennium Actress imposant de plus en plus cette volonté du cinéaste nippon de confondre continuellement réalité et fiction comme une véritable marque de commerce. Le tout au coeur d’un récit où le protagoniste était d’autant plus appelé à le faire sur une base journalière. Une idée dont Kon repousserait les limites quelques années plus tard avec l’époustouflant
Paprika - qui, à la base, devait être son second long métrage. Mais si le cinéaste parvenait dans son premier film à redéfinir le médium en dessinant ce qui aurait traditionnellement été illustré par l’entremise de prises de vue réelles, et surtout en réussissant à rendre palpables le même genre de tension et de détresse psychologique, Kon se sera surpassé ici en signant une oeuvre suscitant chez l’auditoire une réponse émotionnelle de façon évidemment beaucoup moins agressive, mais néanmoins tout aussi significative - sinon plus. Que le cinéaste parvienne ici à autant toucher un public adulte par de simples traits de crayons plutôt que par le biais des performances d’acteurs de métier a déjà tout d’un exploit en soi. Mais l’attache émotive du spectateur au récit incroyable de la star Chiyoko Fujiwara (inspiré en partie de la vie de l’actrice
Setsuko Hara, que l’on a pu voir, notamment, dans les films
Late Spring et
Tokyo Story de
Yasujiro Ozu) est surtout renforcée par la densité d’une oeuvre aussi ambitieuse sur le plan technique que narratif.
L’événement à l’origine du voyage dans le temps que nous fera vivre Satoshi Kon sera la destruction d’un important studio japonais, première manifestation d’une industrie en pleine mutation, mais aussi point final d’une époque visiblement révolue. Pour souligner le tout, le reporter Genya Tachibana entreprend d’interviewer l’une des plus importantes têtes d’affiche de l’histoire de la maison de production, elle qui, trente ans plus tôt, abandonnait soudainement sa carrière pour vivre recluse, loin du monde extérieur et de ses adhérents. Dès les premiers instants de leur rencontre, Genya remet une clé à Chiyoko, laquelle fait aussitôt surgir chez la dame les souvenirs de toute une vie, qu’elle racontera dès lors au journaliste et à son jeune caméraman. L’actrice révélera alors que la seule raison pour laquelle elle aura accepté de faire du cinéma après avoir été remarquée très jeune par un producteur était pour tenter de retrouver la trace d’un artiste militant qu’elle aura aidé à échapper aux forces de l’ordre et qui lui aura confié la clé mentionnée plus haut. Kon et Murai nous entraîneront dès lors au coeur de la poursuite effrénée que Chiyoko aura menée toute son existence aussi bien dans la réalité que sous les traits des différentes héroïnes qu’elle aura incarnées le temps d’un film, elle qui aura débuté sa course en participant à différents films de propagande avant de traverser tous les grands courants du cinéma d’après-guerre japonais. Le tout en ayant toujours ce même objectif en tête de retrouver cet homme mystérieux, cet amour d’une vie qui aura monopolisé ses pensées et ses sentiments pendant des décennies sans qu’elle ne le connaisse véritablement. Un amour pour lequel Chiyoko sera littéralement allée - à l’écran, du moins - jusqu’au fin fond de l’univers.
C’est ainsi que les constants allers et retours entre la « réalité » et la fiction prendront un tout autre sens ici que dans
Perfect Blue, où l’un servait à brouiller, à altérer, le reflet de l’autre. Dans
Millennium Actress, le reflet amplifié de l’un est plutôt appelé à le compléter tandis que Chiyoko verra de plus en plus sa vie être guidée par les codes du septième art. Pour nous guider dans cette aventure, Kon et Murai se seront visiblement inspirés de
The Hidden Fortress d’
Akira Kurosawa - et donc du
Star Wars de George Lucas - en racontant leur histoire du point de vue de deux personnages extérieure à sa trame principale, Genya et son acolyte se baladant ainsi dans les souvenirs de Chiyoko en prenant la forme des personnages secondaires ayant toujours aidé ses multiples alter egos à poursuivre leur quête lorsque nécessaire. C’est également à travers ces deux individus que le duo insufflera une touche d’humour particulièrement sentie à son récit, ponctuant parfaitement celui-ci sans jamais atténuer la portée de son drame aussi épique que romantique. L’ensemble est d’ailleurs de nouveau rythmé par un montage d’une grande précision et d’une rare efficacité, lequel finira par avoir un impact aussi bien sur l’intensité du film comme tel que sur sa puissance et sa pertinence dramatique, orchestrant à cet égard de sublimes crescendos dont la dernière note ne pourra mener qu’à une autre déception pour l’actrice à bout de souffle. Le sens des images spectaculaires de Kon sera d’autant plus renforcé par les compositions aux accents à la fois classiques et électroniques de Susumu Hirasawa qui, tout comme le montage de Satoshi Terauchi, mettront en relief les multiples couches sur lesquelles se déploie l’essence de cette oeuvre absolument magistrale.
Inutile de spécifier que l’équipe artistique aura également mis les bouchées doubles en ce qui a trait à la qualité de l’animation, le résultat de leurs efforts se révélant tout simplement sidérant, et ce, aussi bien en ce qui a trait à la richesse des environnements qu’à la fluidité des mouvements de l’image et de leurs composantes. L’univers de
Millennium Actress prend ainsi vie sous nos yeux à travers une multitude de petits détails témoignant bien de l’avance fulgurante que possédait - et possède toujours - les studios d’animation japonais sur le plan de la technique avec un grand T. Satoshi Kon aura su implanter et fortifier les bases d’un cinéma d’animation extraordinairement humain à partir d’un récit ambitieux justifiant pleinement l’emploi du médium au-delà de la simple faisabilité de certaines séquences en prises de vue réelles. Le tout articulé autour d’une véritable leçon de cinéma durant laquelle le cinéaste aura témoigné de tout son amour pour le cinéma de son pays tout en signant lui-même l’une des oeuvres les plus accomplies du grand répertoire de l’animation japonaise.
Millennium Actress se révèle au final autant un chef-d’oeuvre de style que dans l’art de raconter une histoire, et ce, sur papier comme à l’écran. Une réussite reposant en grande partie sur la façon dont ses maîtres d’oeuvre auront su gérer avec tact l’impressionnant gamme d’émotions par laquelle ils désiraient faire passer leur public, faisant évidemment part d’une grande empathie à l’égard d’une héroïne dont la course à travers le temps et le cinéma ne pouvait qu’être perdue d’avance. Malgré tout, à la fin de sa vie, Chiyoko révélera dans un dernier élan d’une grande lucidité que ce qui l’aura toujours poussée à poursuivre son chemin durant toutes ses années n’était pas tant l’espoir de franchir la ligne d’arrivée, mais bien le parcours en soi.