DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Black Christmas (1974)
Bob Clark

La fraîcheur des clichés

Par Alexandre Fontaine Rousseau
De l'avis de plusieurs, La baie sanglante (1971) constitue déjà à toutes fins pratiques l'embryon du slasher. Pour être exact, il serait plus juste de dire du film de Mario Bava qu'il procède à une exacerbation consciente des principes du giallo. Mais le slasher s'y terre indéniablement, trois ans avant le Black Christmas de Bob Clark. N'empêche que c'est le film du cinéaste canadien qui invente réellement le genre. Pas nécessairement parce qu'il l'américanise, mais plutôt parce qu'il le codifie très exactement - d'une manière dans les faits si précise qu'en 1996, lorsque le Scream de Wes Craven se moquera des conventions du slasher, c'est essentiellement aux règles établies par le classique de Clark qu'il va se référer. Ce qui étonne lorsque l'on écoute le film aujourd'hui, c'est que les « clichés en devenir » qu'il met en scène possèdent encore à nos yeux avertis une étonnante fraîcheur. Le spectateur contemporain, pour lequel les rouages du slasher n'a plus de secrets peut, certes, deviner tout ce qui va se dérouler : qui survivra, qui est condamné, à quel moment ces pauvres policiers postés pour « protéger » nos héroïnes seront retrouvés sans vie dans leur voiture…

Il n'en demeure pas moins que l'exécution elle-même possède cet inimitable enthousiasme caractérisant la caméra qui découvre, la technique qui invente. L'inédit de Black Christmas, devenu contextuel ou conceptuel avec le passage du temps, demeure malgré tout tangible à un niveau viscéral, presque subconscient. Est-ce tout simplement parce qu'en tant que spectateur nous approchons d'emblée le film en sachant qu'il est initiateur et non imitateur? Fabriquons-nous, à l'aide des connaissances à notre disposition, cette impression d'une originalité primordiale? Y a-t-il, au contraire, quelque chose comme une aura d'innovation intrinsèque distinguant le film de Clark des multiples copies qui ont suivies? Nous pouvons difficilement répondre à ces interrogations, quasi métaphysiques, mais Black Christmas pose une autre question, elle aussi intéressante et finalement plus accessible : un film est-il celui qu'il est aujourd'hui ou celui qu'il fût autrefois? Le cinéma de genre, qui carbure aux modèles, offre un terrain propice à ce questionnement puisque les gestes, s'y répétant indéfiniment, gagnent inévitablement une puissante connotation référentielle.

Peu importe la réponse à cette question, force est d'admettre que Black Christmas tient objectivement la route. Ses images les plus morbides sont livrées avec assez de panache et de retenue pour être réellement inquiétantes. On pense notamment à celles de la dépouille de la jeune fille, étouffée à l'aide d'un sac, sur laquelle la caméra revient épisodiquement. Puissant rappel de la menace qui plane, ce leitmotiv réaffirme l'atmosphère macabre de l'ensemble lorsque l'humour du script menace de nous faire oublier la nature horrible de la situation illustrée. Pas que l'humour soit ici un obstacle au bon fonctionnement du suspense. Bien au contraire, il ajoute au réalisme et sert à rendre sympathiques des protagonistes qui, par leur sens de la répartie, arrivent efficacement à gagner en profondeur. Ce ton nettement narquois caractérisant Black Christmas sera fréquemment imité, mais rarement égalé, pour la simple et bonne raison qu'il ne sert pas dans le cas présent à masquer, par un second degré artificiellement imposé, la mauvaise conscience de tâcherons sachant qu'ils procèdent à une simple opération de recyclage de conventions.

Oeuvre synthèse, Black Christmas n'est pas non plus d'une profonde originalité. À titre d'exemple, son usage célèbre et célébré du point de vue subjectif, associé à la mystérieuse figure du tueur, est emprunté à Powell et Argento. Mais Clark, conscient de la puissance de ce stratagème, s'amuse dès le départ à en faire usage de manière virtuose et, surtout, systématique. La récurrence insistante de ce dispositif devient le symbole d'un assassin, certes effacé mais toujours présent, dont l'identité restera indéterminée malgré l'arrivée du générique de fin. En trahissant l'ultime règle du « whodunit », auquel il emprunte pourtant sa structure narrative, Black Christmas annonce le nihilisme propre au slasher : cette dévalorisation des enjeux dramatiques au profit d'un jeu de mort qui, au fil des ans, deviendra un cynique argument de vente. Rejetant une convention, qui était accessoirement celle du giallo, le film de Bob Clark annonce l'émergence d'un nouveau paradigme de l'horreur. L'ère qu'il entame, c'est celle de la gratuité sauvage, du non-sens, de la mort inexplicable et injuste. C'est sur cette peur fondamentale, plus encore que sur cette crainte empruntée aux tabloïds de l'époque du « tueur fou », que capitalise le slasher. Les fameuses morts absurdes de la série des Final Destination n'offrent, au fond, qu'une explicitation de ce concept déterminant de l'horreur moderne.

En faisant de Noël le théâtre indifférent de ce massacre, Clark fait de son agression une véritable transgression : il corrompt les divers signes d'une fête généralement associée au bien-être et à l'harmonie, faisant preuve d'une constante inventivité afin de « souiller » les plus angéliques symboles de cette célébration. Black Christmas place ainsi la mort, toute-puissante force de la nature, au-dessus de toute convention sociale ou humaine. Pareillement, « l'innocence » des futures victimes est entachée par la volonté du scénario de les confronter à des problèmes sérieux comme l'avortement ou l'alcoolisme - le tout sur fond de conflit entre les générations. Mais, au-delà de ces décisions thématiques pertinentes, la déstabilisante ambiguïté du film est amplifiée par l'absence à l'écran du tueur, mis en scène d'une manière qui force le spectateur à partager la violente tyrannie de son regard. Ce brouillage des règles classiques de l'identification confirme le côté consciemment pervers du genre naissant. Cette double identification, à la victime et au bourreau, repose sur l'admission d'une sinistre complicité avec l'assassin, qui « fournit » le divertissement au spectateur. Au fil des ans, la logique économique poussant à la production d'un nombre grandissant de slashers viendra confirmer cette réalité. Mais, dans Black Christmas, ces idées sont articulées à travers une série de procédés techniques inventifs - qui ne deviendront que plus tard des lieux communs. Inutile, en ce sens, de le « remettre en contexte » pour apprécier l'intelligence implacable de ses innovations…
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Critique publiée le 25 août 2011.