En production depuis 1988 et finalement complété en 2011, The Tragedy of Man de Marcell Jankovics, véritable père de l’animation hongroise, est, sans exagération aucune, l’oeuvre d’une vie. Et comme une vie entière, il s’agit d’une épopée complexe, parfois longue, mais rarement ennuyante, à travers de nombreux symboles, de nombreuses expériences… mais surtout de multiples frustrations. Frustrations pour son protagoniste Adam, confronté à la bassesse humaine à tous les détours, mais également pour un auteur qui dut prendre son mal en patience pour compléter une oeuvre ambitieuse et personnelle; l’épopée d’Adam à travers les âges se reflétant dans la production même de ce long métrage fleuve. Adapté de la pièce de théâtre éponyme d’Imre Madách publiée en 1861, The Tragedy of Man fut monté en quinze segments réalisés indépendamment au fil des ans, Jankovics travaillant au fil des possibilités de financement, traversant un changement de gouvernement (et une coupure de fonds publics qui finançaient jusqu’en 1988 le studio d’animation Pannonia) et voyant des animateurs mourir et des acteurs vocaux le quitter avant de pouvoir achever son projet.
La prémisse est simple : il n'y a pas de progrès, mais seulement du changement (et souvent vers le pire). Lucifer, co-créateur de l’Univers, escorte Adam le premier homme à travers un long voyage philosophique au fil de l’Histoire de l’humanité et de ses différentes époques mythiques (la Génèse, le Jardin d’Éden), préchrétiennes (la préhistoire, la Grèce Antique, l’Égypte des Pharaons), médiévales (les Croisades), modernes (le Londres du XIXe siècle) et futures (un monde transformé en technocratie communiste, l’espace intersidéral et une ère de glace post-apocalyptique). Jankovics anime tour à tour les « tragédies » et les échecs de l’esprit humain en éternelle quête de savoir et de pouvoir - qu’il s’agisse d’empires construits sur le dos d’esclaves ou de révolutions ralenties par la guillotine. De scène en scène, Adam incarne une nouvelle figure historique (Tancred de Hauteville, Kepler et Georges Danton se succèdent par exemple) prenant place aux côtés de Lucifer pour lui servir une ultime leçon, celle de la condition humaine. Ève, toujours élusive, viendra à répétition l’extirper de son sort et assurer son passage vers une autre époque, une autre tragédie. Le récit d’Adam et Ève se réverbérera et se révisera ainsi à travers les âges, vers un futur flou, sombre, mais, au final, plus compréhensif et large que celui offert par la Genèse des premières scènes.
Même si les quinze séquences fonctionnent très bien individuellement, et ce, malgré des connexions fortes et des transitions magnifiquement imagées entres les chapitres, The Tragedy of Man prend tout son sens par l’effet cumulatif de ses épisodes, formant une tapisserie dense et laissant l’impression d’avoir été étrangement pensé pour être décortiqué, éclaté, exploré de long en large comme complément à un objet littéraire et comme témoignage de toute une carrière menée à bien dans le cinéma d'animation. À noter que la pièce originale de Madách fait partie des lectures obligatoires de plusieurs écoles hongroises : visiblement très fidèle à son matériel d’origine, il devient facile de soupçonner l’incommensurable potentiel de l’oeuvre en tant qu’outil pédagogique, qu’il ait été ainsi conçu intentionnellement ou pas.
Il est autrement difficile d'ignorer que The Tragedy of Man trébuche parfois dans ses propres ambitions d’adaptation, se révélant à plusieurs moments clés trop verbeux et, ironiquement, trop peu enclin à se servir de sa liberté visuelle. Lorsqu'il s'y consacre, Jankovics anime brillamment et avec frénésie, mais les conversations philosophiques entre Adam et Lucifer trahissent néanmoins une origine littéraire fortement appuyée. Pour le spectateur condamné à lire ces sous-titres déboulant à un rythme effréné et n’ayant pas nécessairement la même familiarité avec l’oeuvre originale (dont certaines lignes, dit-on, sont si cultes en Hongrie qu’elles ont intégré le répertoire des dictons populaires), l’expérience relèvera par moment de l'ordre du livre audio absorbé d’un trait. The Tragedy of Man pourrait être l'accompagnement d'une oeuvre écrite, classique, un accompagnement faisant preuve d'une esthétique riche reposant presque entièrement sur l'interprétation d'un texte d'ores et déjà dense et chargé d'images romanesques.
Ceci dit, pour tout étudiant, tout curieux, expert ou amateur de cinéma d’animation, The Tragedy of Man est absolument immanquable. Véritable rétrospective de vingt-trois ans d’évolution de carrière de la part d’un grand maître de l’animation, ce tout dernier film de Jankovics, caméléon depuis ses débuts, impressionne encore une fois de par sa versatilité unique. Comme ses courts métrages l’indiquaient, voici un cinéaste de tous les styles, de toutes les perspectives, s’adaptant à l’époque qu’il met en scène de manière pratiquement transparente, faisant couler les méthodes d’animations les unes dans les autres tout à fait naturellement, s’inspirant par exemple de la gravure sur bois pour le segment copernicien, employant le crayon-feutre noir, rouge et blanc pour animer la Révolution Française ou le trait bédéesque, très pulp, pour la scène futuriste. The Tragedy of Man, avant toute chose, forme un portrait kaléidoscopique de l’animation et devient un objet de persévérance et d’ambitions démesurées dont les formes, celles de l’art et de son artiste, évoluent au fil du temps pour parfaitement s’imbriquer à son propos ambitieux.
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