Le cas dont traite
West of Memphis est horrifiant à tous les niveaux. Il est d’abord question du meurtre de trois enfants de huit ans, retrouvés nus et ligotés au fond d’un ruisseau quelque part au coeur de la petite localité de West Memphis en Arkansas au printemps 1993. Mais de ce triple infanticide tout ce qu’il y a de plus sordide en soi aura découlé l’histoire tout aussi effrayante d’un système judiciaire qui aura fait preuve d’une rare incompétence au cours du processus d’enquête ayant mené à la condamnation de trois suspects qui, par la suite, passeraient près de deux décennies derrière les barreaux pour un crime qu’ils n’ont pas commis. Un tel procès avait évidemment tout pour soulever les plus vives passions et les autorités en auront bien profité pour jouer de façon vicieuse avec l’imaginaire des jurys et du grand public afin d’éliminer rapidement toute présomption d’innocence et d’obtenir le jugement qu’ils voulaient. Mais ces trois monstres fabriqués par les forces de l’ordre et les médias auront fini par devenir de véritables martyrs alors qu’il devenait de plus en plus évident, lorsque l’on plongeait le nez un peu plus profondément dans l’affaire, que quelque chose ne tournait pas rond. Le triste récit de Jessie Misskelley, Damien Echols et Jason Baldwin avait d’ailleurs déjà été le sujet de la série de trois documentaires
Paradise Lost, diffusés sur la chaîne HBO entre 1996 et 2011.
Amy Berg nous propose à présent un regard rétrospectif sur toutes ces années de lutte acharnée menée au nom de la liberté, épaulée par les producteurs Fran Walsh et Peter Jackson, qui, après avoir été très touchés par l’histoire de ceux que l’on aura baptisés «
The West Memphis 3 », auront décidé de mettre l’épaule à la roue pour que justice soit rendue au moins à cet égard.
S’ils ne manient pas tout à fait la même matière,
West of Memphis rejoint néanmoins le remarquable
Into the Abyss de
Werner Herzog à bien des niveaux. On pense évidemment à la présence d’une femme ayant marié l’un des détenus dont il est question qui, à présent, fait tout ce qui est en son pouvoir pour faire sortir ce dernier de prison, à l’utilisation d’images d’archives particulièrement troublantes exposant la scène du crime sans aucune censure, mais avec suffisamment de retenue pour ne pas tomber dans l’excès où le mauvais goût, etc. Mais contrairement au film d’Herzog paru un an plus tôt, qui se voulait une profonde réflexion sur le sujet toujours délicat de la peine de mort,
West of Memphis s’attaque pour sa part à la justice au sens large en soulignant les graves conséquences que peuvent entraîner ses moindres signes de faiblesses, en particulier dans un cas où demeurer impartial peut s’avérer extrêmement difficile. Il faut dire que les trois adolescents étaient les suspects tous désignés pour une telle affaire, leurs frasques de jeunes garçons étranges jouant aux jeux vidéo, écoutant la « musique du diable » et composant des textes très sombres étant déjà suffisants pour laisser planer le doute dans l’esprit de ceux tissant des liens entre tout et rien. Le coup de génie d’Amy Berg aura d’abord été de proposer ce compte-rendu d’une grande méticulosité de toutes ces années de lutte judiciaire comme si elle s’adressait à un public aucunement familier avec cette histoire et ses finalités.
West of Memphis nous plonge du coup dans le même état d’esprit que ces gens qui se seront laissés influencer, voire berner, par la présentation d’une photographie on ne peut plus traumatisante, d’une explication médicale erronée, mais crédible lorsque soumise au premier venu, pour parvenir à la fin du premier acte à nous faire croire à la culpabilité des trois condamnés.
Ce sera du moins le cas jusqu’à ce que la cinéaste, épaulée par les responsables de la défense des trois hommes et certains experts chevronnés - qui ne comprennent toujours pas comment le jury a pu ignorer certains faits pourtant déterminants -, invalide un à un chacun des éléments de la preuve. Il deviendra dès lors on ne peut plus évident que Misskelley, Echols et Baldwin n’avaient rien à voir avec ces meurtres ignobles. Ce sera d’ailleurs le doyen du groupe qui, dans une séquence qui en dira déjà long en soi, sera le premier à soulever ici son inquiétude face à l’idée que le véritable meurtrier court toujours. Une déclaration qui marquera un changement de direction d’autant plus important alors que le second long métrage d’Amy Berg se lancera soudainement sur les traces du tueur, accumulant les soupçons et les témoignages contradictoires pour en arriver à porter une accusation en bonne et due forme. La réalisatrices et ses intervenants effectueront finalement le travail que les forces de l’ordre auraient dû faire il y a vingt ans, elles qui étaient alors beaucoup plus concernées par l’idée de mettre rapidement la main sur le ou les coupables que par celle de faire régner la justice. Le cas abordé par
West of Memphis s’apparente évidemment à tant d’autres récits d’erreurs judiciaires dont le septième art s’empresse généralement de tirer un drame poignant afin de souligner les travers d’une justice qu’il n’hésite pas non plus à diaboliser - et souvent avec raison. Des scénarios ne se concentrant d’ordinaire uniquement sur la dure épreuve que doivent traverser les victimes de ce système et leurs alliés sans que la recherche du vrai coupable ne soit jamais entamée, voire simplement possible. Une opportunité qu’auront pu saisir Berg et ses acolytes et le moins que l’on puisse dire, c’est que ces derniers n’y seront pas allés avec le dos de la cuillère.
Le travail colossal effectué par la réalisatrice et son équipe nous donne au final un document d’une grande pertinence - et d’une grande valeur - sur les rouages de la justice américaine, lequel ne pourra que secouer le coeur et l’âme du spectateur en inspirant tour à tour chez lui la fascination, l’incompréhension, la frustration et l’indignation. Comme nous pouvions nous y attendre,
West of Memphis se révèle aussi passionné que passionnant, résultat d’une démarche aussi sentie et impliquée que profondément intelligente, et cadencée par un montage à la fois efficace et stimulant. Amy Berg aura ainsi utilisé pleinement les quelques 147 minutes sur lesquelles s’étalent son documentaire pour couvrir cette histoire désolante sous tous les angles possibles, scrutant chaque élément à la loupe afin d’être toujours en mesure de justifier et de valider les pistes sur lesquelles elle ose s’aventurer. Il demeure évidemment toujours aussi étrange de voir un pays prêt à défendre les valeurs de liberté et de justice à un prix souvent extrêmement élevé être aussi ankylosé par les rouages de sa propre constitution pour que ces deux notions fondamentales puissent réellement primer à l’intérieur de ses frontières. L’entente qui aura permis à Misskelley, Echols et Baldwin de recouvrer leur liberté révélera d’ailleurs les enjeux qui auront véritablement motivés les décisions douteuses prises dans leur dossier depuis le début. Après des années de campagne de sensibilisation et de spectacles bénéfices auxquels se seront joints plusieurs grands noms du divertissement, allant de Johnny Depp à Eddie Vedder en passant par Patti Smith, l’histoire de The West Memphis 3 aura finalement été celle d’une justice qui ne voulait pas perdre la face, ne pouvant admettre ses erreurs et risquer de nuire à ceux qui, entretemps, seront montés en grade, et ce, peu importe si le véritable tueur continue de marcher et de respirer librement.