DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Equalizer 3, The (2023)
Antoine Fuqua

Denzel Washington, le hors-la-loi

Par Sylvain Lavallée

Robert McCall est le seul personnage que Denzel Washington ait joué plus d’une fois, The Equalizer la seule franchise de sa carrière ; il s’agit, toutefois, d’un de ses rôles les plus ordinaires. Mais c’est peut-être exactement pour cela que l’acteur y revient, un peu comme Tom Cruise avec les Mission: Impossible: il s’agit d’un personnage tellement vide et indéfini qu’il peut être entièrement rempli par la personnalité de la star.

Énième variation sur le justicier à la Charles Bronson dans Death Wish (Michael Winner, 1974), McCall pourrait être joué par n’importe quel autre interprète vieillissant, par un Liam Neeson, par exemple, qui s’est lui aussi spécialisé dans ce genre de rôle ces dernières années. Veuf, ancien Marine, ex-CIA, notre « égalisateur » menait une paisible retraite solitaire jusqu’à ce qu’il rencontre une travailleuse du sexe avec laquelle il noue une amitié (dans le premier volet), et le voilà bientôt à essayer de la sauver en éliminant brutalement tous les méchants Russes qui se trouvent sur son chemin. Même schéma dans ce dernier opus, alors qu’il se retrouve dans un petit village d’Italie qu’il apprend à aimer et qu’il finit par défendre d’une mafia locale terrorisant les citoyens pour assurer sa mainmise sur le trafic de drogue — pour ce genre de personnage vivant en retrait du monde, il suffit d’oser se rapprocher du premier venu pour qu’aussitôt l’univers les pousse vers un nouveau cycle de violence. 

Il y a deux manières de regarder un tel film : soit comme un divertissement hypocrite faisant mine de réfléchir à la justice pour mieux cautionner l’usage d’une violence réactionnaire, soit comme une occasion pour passer un peu de temps avec une star bien-aimée, d’en révéler la personnalité à travers la pseudo-morale sur la vengeance. C’est encore le cas ici, le plus grand mérite de cette trilogie reposant moins sur la mise en scène efficace de scènes d’action terriblement cruelles que sur les moments les plus quotidiens, quand McCall discute d’Ernest Hemingway (dans le premier film), lit Marcel Proust (dans le second) ou déambule paisiblement dans les rues de la Sicile avant de s’asseoir et de déguster une tasse de thé en effectuant chaque fois le même rituel (dans le dernier). Pour les fans de Washington (dont je suis), ces films sont parsemés de tels petits instants délicieux, ne servant à rien d’autre qu’à observer l’acteur dans un quotidien tranquille. 

Certes, c’est cette tension entre une star cultivant une image de respectabilité et un personnage moralement douteux qui crée son lot de contradictions, ce qui aboutit sur cet amalgame étrange, frôlant le ridicule, de justicier lettré, humaniste, messianique (les symboles religieux abondent), altruiste et pourtant sadique, porté vers la torture, démontrant une maîtrise surnaturelle dans l’art du meurtre. McCall ne fait pas que nettoyer les rues en exposant l’incapacité des institutions servant théoriquement à protéger le peuple américain : il représente un courroux divin s’abattant sur des criminels échappant à toute forme de justice humaine. Il n’agit pas uniquement par vengeance personnelle, mais surtout dans le but sincère d’aider son prochain, de porter assistance aux plus démuni·e·s. Cette rhétorique chrétienne, habituelle chez la star (si on ne sait pas que Washington lit quotidiennement sa Bible, on peut se rappeler qu’il en était littéralement l’incarnation dans The Book of Eli [Albert et Allen Hughes, 2010]), est à la fois absurde, tant la bonté se heurte à la violence extrême, et fascinante, dans la mesure où c’est à travers elle que se révèle l’interprète. 

Car l’idée du hors de la loi, ou de faire sa propre loi, renvoie ici avant tout à une éthique personnelle, typique du Hollywood classique, de cette époque où les stars servaient à faire miroiter la promesse d’un monde meilleur, qu’elles étaient seules à pouvoir nous montrer. L’exquise habileté avec laquelle McCall dispose de ses ennemis exprime avant tout la fermeté et la justesse de ses convictions, contrairement à une série similaire comme les John Wick, où il n’y a pratiquement pas d’enjeu au-delà de la mise en scène de la violence, où les chorégraphies minutieuses sont justifiées par l’efficacité redoutable des personnages, et où finalement bien tuer équivaut à bien filmer, la seule chose qui importe étant la maîtrise de son art. Mais si cela convient assez bien à Keanu Reeves (il s’agit pour lui d’une question de contrôle de soi, d’un corps et d’un esprit impeccablement dirigés à l’accomplissement d’une tâche), Washington, quant à lui, doit toujours travailler pour le bien de sa communauté, même quand ses personnages sont corrompus (notamment dans sa première collaboration avec Antoine Fuqua, Training Day, 2001) ; il œuvre pour rénover notre monde, comme autrefois un Mr. Smith devant le Sénat américain. D’où la double lecture et les contradictions: soit le caractère exemplaire de la star permet de légitimer la violence du personnage (McCall a le droit de tuer parce qu’il sait mieux que nous), soit celle-ci est vue comme une manière cinématographique d’exprimer cette exceptionnalité, qui peut alors, malgré tout, s’ériger en modèle (Denzel Washington nous inspire par une force de caractère qui utilise ce cadre narratif pour mieux le transcender).   

Dans le cas de Washington, il y a au moins un degré de complexité supplémentaire, sa filmographie étant traversée par le thème de la justice, et par l’idée de la désobéissance civile, celle d’un Malcom X (Spike Lee, 1992) défendant la cause des afro-américains comme celle d’un officier de sous-marin tenant tête à son supérieur (Crimson Tide, Tony Scott, 1995), ou encore celle inculquée par un professeur de philosophie à son équipe de débat composé d’afro-américains dans le Texas des années 1930 (The Great Debaters, Denzel Washington, 2007). De même, presque tous ses personnages sont définis par leur rapport à la loi, peu importe de quel côté ils tombent: avocats, policiers, militaires, gangsters, tueurs à gage, mercenaires, etc. Les Equalizer se présentent ainsi comme la version légère du questionnement par excellence animant la carrière de Washington, à savoir quand obéir et quand transgresser, quand accepter notre monde tel qu’il est et quand agir pour le changer (et dans ses meilleurs films, comment cette désobéissance civile n’a pas la même résonance pour un Noir vivant aux États-Unis). Ce dernier volet inscrit en plus la trilogie dans une continuité avec le Man on Fire (2004) de Tony Scott, dans lequel la star tenait un rôle similaire aux côtés de Dakota Fanning, qui revient ici dans un rôle pratiquement inutile, qui semble avoir été ajouté uniquement pour jouer de cette citation. Les deux films s’ouvrent d’ailleurs de manière similaire, avec le héros qui tente de se suicider par balle, et qui se découvre une nouvelle vie après avoir survécu à ce miracle — en ce sens, la fin d’Equalizer 3 semble vouloir clore un pan de la carrière de Washington qui s’était ouvert avec le film de Scott, en apportant un peu de réconfort et de lumière à tous ces personnages solitaires, tourmentés et violents qu’il a beaucoup joués depuis 2004. 

Cela ne suffit pas à transcender la formule Death Wish, ni à rendre ces films particulièrement mémorables, mais il y a chez Fuqua un côté effacé, une volonté de se dévouer à sa star en effectuant un travail honnête d’artisan peaufinant un genre qu’il affectionne, et donc de pratiquer un type de cinéma devenu assez rare aujourd’hui. Il n’atteint jamais les sommets de Scott, qui se risquait à introduire un beau mélodrame incongru à même ses explosions esthétiques et viriles, et qui pouvait mieux exploiter la densité dramatique qu’apporte Washington à n’importe quel rôle. Mais au-delà de sa mise en scène adroite qui pourra plaire aux amateur·rice·s d’action (je dois avouer ma fatigue face à celle-ci) il y a toujours chez Fuqua quelques moments de grâce, tournant autour de son acteur-fétiche, et pour un cinéphile qui, comme moi, n’est là que pour voir Denzel Washington magasiner du poisson frais en souriant ou esquisser quelques pas de danse émouvants, venant briser pendant un bref instant le caractère rigide, solennel et renfermé du personnage, il y a de quoi se satisfaire en attendant un rôle plus substantiel. 


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Critique publiée le 18 septembre 2023.