Camille est une quadragénaire cabocharde, un peu paumée et pas mal portée sur la bibine. Son mari la quitte pour une jeunette et tente de vendre l’appartement qu’elle habite encore. Or, ce n’est pas en jouant sporadiquement les victimes dans des mauvaises séries B que Camille pourra remonter la pente. D’autant que la pente est glissante depuis de nombreuses années, depuis la mort de sa mère il faut croire. Alors le soir du réveillon, lorsque ses anciennes copines d’école l’invitent à enterrer l’année, Camille accepte. Après tout, si elle excelle dans une chose, c’est bien dans l’art de noyer ses problèmes. Sur le chemin elle s’arrête chez un horloger pour changer la pile de sa montre, un cadeau de ses parents pour son seizième anniversaire, et pour faire couper l’alliance qu’elle n’arrive pas à retirer. L’horloger a l’air énigmatique, presque mystique. Il élabore sur le temps comme un messie professe, répare la montre et coupe l’anneau avant de laisser filer Camille à la fête. Ici Camille s’amuse, boit, danse, boit encore, puis s’endort enivrée de la joie des retrouvailles. À son réveil elle est à l’hôpital, en 1985…
Malgré le saut dans le temps et ses seize petites années au compteur Camille n’a pas changé. À nos yeux,
Noémie Lvovsky continue à prêter ses traits et son humour au personnage qu’elle a écrit; aux yeux de ses parents, du personnel médical et de tout le petit monde qui l’entourera très vite, on comprend en revanche qu’il n’en va pas ainsi. La situation est d’abord cocasse, surtout lorsque Camille enfile ses guenilles d’ado branchée : collants jaunes, jupe écossaise et Doc Martins. Mais à mesure qu’elle se frotte, non sans surprise, au quotidien mouvementé de sa jeunesse, le décalage s’estompe et l’on finit par croire, sans trop d’effort, au joyeux miracle du film.
Ce miracle, pour Camille, serait celui de ne pas tomber amoureuse de l’homme qui brisera son cœur une vingtaine de bougies plus tard. Mais aussi, pourquoi pas, de prévenir la mort de sa mère, partie un beau matin sans prévenir. En un sens, le miracle serait de réussir à changer le passé pour mieux vivre le présent.
Pour l’allure conte moral que prend d’entrée de jeu le récit, on pense d’abord au roman de Dickens et à la magnifique adaptation de Capra. C’est d’ailleurs une filiation que l’on croirait assumée par le mystérieux horloger, d’autant plus mystérieux qu’il est interprété par un
Jean-Pierre Léaud aussi cabotin que d’ordinaire. Mais le kitsch blasé des années 80 fait ici davantage écho à celui, flamboyant, des années 60 de
Peggy Sue Got Married. Le film de
Coppola raconte en outre la même histoire : Peggy Sue, quadragénaire en instance de divorce, se réveille à l’infirmerie de son école, en 1960, le lendemain d’une réunion d’anciens élèves. Malheureuse en ménage en 1985, le saut dans le temps lui permet de redécouvrir celui qu’elle souhaitait quitter.
L’idée ne date donc pas d’hier, mais ne dit-on pas que c’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures confitures? Celle de Lvovsky n’est certainement pas aussi savoureuse que celle de Coppola (qui semble s’y connaître en fruit…), mais elle saura toutefois séduire les palets moins exigeants. Son principal défaut, dirons-nous, est qu’elle manque un peu de consistance.
Ce qui séduisait dans
Peggy Sue Got Married, au-delà de la minutie de la direction artistique et du jeu toujours aussi imprévisible de
Nicolas Cage, venait du discours, certes discret, mais néanmoins précis, tenu sur la génération des baby-boomers. Le regard posé par Peggy Sue sur son passé, sur ses parents et, plus loin, sur l’époque qui l’a vue grandir, permettait à Coppola de pointer du doigt les grandes illusions de sa propre génération. Il ne s’agissait pas seulement de réviser les conditions du mariage, mais aussi celle de la femme au sein de son foyer et de la société. Cette ambition politique, sinon sociale, dont on ne saurait se défaire dans une telle structure de récit, Lvovsky s’en soustrait que trop souvent. Ce ne sont pourtant pas les occasions qui manquent.
C’est étrange de la part de la cinéaste qui, en pleine maîtrise de sa machine (qu’elle écrit, dirige et interprète) ne s’attarde jamais sur ces questions. Que dit-elle de la crise de l’emploi pourtant très forte en France dans les années 80? Rien. Belle manière de détourner, Camille est comédienne, pour elle la crise n’est pas générationnelle, mais naturelle. Qu’en est-il du racisme? Rien non plus. 1985 marque pourtant la naissance du plus célèbre slogan de SOS Racisme, « Touche pas à mon pote », défendu plus d’une fois par Coluche. Le conjoint de Camille étant d’origine maghrébine le sujet aurait facilement pu être abordé; à croire que la bonne éducation du garçon suffit à le mettre à l’abri. Plus important encore, que dit-elle de l’avortement? Toujours rien. La loi officialisant le droit à l’avortement encore fraîche, la grossesse de Camille (en partie responsable de son mariage précoce et de la suite des choses) aurait dû poser la question. N’était-ce pas cela le miracle de sa situation, avoir l’opportunité de radicalement changer sa vie?
Il n’en fallait guère plus pour que le film prenne une tournure, sinon plus engagée, du moins plus éclairée. La morale que défend Lvovsky n’en aurait pas souffert pour autant. Que Camille, en le vivant de nouveau, ne puisse pas influencer son passé, qu’en vérité elle ne troquerait sa fille et ses années de galère pour aucun rôle de prestige, constitue là une conclusion somme toute simple. Loin de moi l’idée de lui jeter la pierre pour cela, le cinéma de Mike Leigh en est plein, de ces morales simples. Mais faut-il pour autant cheminer naïvement jusqu’à celles-ci?
Ce manque de fond est aussi palpable dans l’écriture un peu lourde de certains dialogues. Toute la scène d’introduction par exemple, avec ses entrées et sorties de scène, ses répliques trop piquées et son rythme effréné qui donnent plus l’impression d’une pièce de théâtre que d’un film (jusqu’à la pointe sur l’alexandrin, qui donc compterait les pieds dans un moment pareil et avec cette rapidité foudroyante?); cette scène, dis-je, ou plutôt ce texte, est en outre représentatif d’une certaine comédie à la française pour laquelle la surenchère langagière est, à tort ou à raison, unique gage de l’élément comique. Mais la diction y est trop parfaite, l’élocution trop calibrée, les moments de silence anticipés comme pour laisser le temps au public de réagir. Tout cela finit par manquer de spontanéité et, rapidement, par ne faire voir des personnages que les comédiens qui les interprètent.
C’est aussi cela le défaut de
Camille redouble, son appétence pour le méta-comique (à défaut de mieux le désigner). Aurions-nous souri à la vue de l’horloger s’il n’avait pas été joué par Jean-Pierre Léaud? Le professeur de français aurait-il été aussi drôle sans le déguisement grotesque dont on a affublé Mathieu Amalric? Qu’aurions-nous pensé de la tentative de rapport sexuel si Camille n’avait pas été au lit avec Anthony Sonigo que l’on avait vu jouer avec Noémie Lvovsky dans
Les beaux gosses?
Il en existe à la pelle, de ces comédies qui ne reposent que sur la persona de ses acteurs. Le cinéma italien, par exemple, avec sa tradition de films à sketches, en a fait un gros chapitre de son histoire. Mais ce qui marche chez eux et qui fait un peu défaut ici, c’est que ces persona, celles de Mastroianni et de Cardinale, pour ne citer qu’eux, représentent une fin en soi. C’est le décalage qui fait rire, et le seul moyen de le faire fonctionner pleinement est de lui laisser champ libre. Peut-être aurait-il fallu que Lvovsky aille plus loin, qu’elle utilise davantage son image ou bien, à l’inverse, qu’elle recule un peu et prenne de la graine de ce que
Riad Sattouf (
Les beaux gosses) a réussi à faire. Après tout, c’est aussi cela la comédie, un savant mélange dont le secret réside dans la mesure.