Après la débandade idéologique de mai 68, l'évidence s'impose que la France, depuis trop longtemps déchirée entre les camps du bien et du mal, mérite une solide correction, une vraie leçon de liberté. Héros manufacturé sur mesure pour ce genre de situations, Mister Freedom est sans contredit l'homme de la situation : intransigeant, impitoyable, il incarne le rêve américain et assure avec une virilité d'exception sa mise en marché musclée à travers le monde. Les déviants politiques et autres indécis de ce monde n'ont qu'à bien se tenir : si vous n'êtes pas avec lui, vous êtes contre lui et, si vous êtes contre lui, ça va barder. Rien ne vous remet sur le droit chemin de la démocratie comme une bonne mornifle, assénée avec vigueur par un agent de l'ordre aux convictions inébranlables; et rien, pas même un argument logique, ne pourra faire chanceler celles de ce titan de la liberté.
Satire grinçante de l'impérialisme à la sauce américaine,
Mr. Freedom détourne les conventions du film d'espionnage et du
comic book sous les augures d'un traitement pop art irrévérencieux à souhait. William Klein, après s'être attaqué au monde de la mode avec
Qui êtes-vous Polly Maggoo?, déconstruit ici un autre mythe monté de toute pièce une image mensongère à la fois : celui de l'Amérique elle-même, soi-disant
land of the free dont le cinéaste expose les dérives totalitaires en procédant à une déconstruction par l'absurde de son iconographie propagandiste et des contradictions de son discours. L'idéologie n'est ici qu'une question d'ordre esthétique, le véritable enjeu du politique étant le pouvoir, la croissance progressive d'une sphère d'influence assurant la domination économique du monde; et la réduction du concept de liberté au rang de vulgaire slogan publicitaire vide de tout son sens le terme « démocratie » que scande sans le comprendre le super-héros endoctriné.
« Ladies and gentlemen, you've been living like pigs. » Avec la douceur d'un marteau-piqueur, l'ambassadeur Freedom vante les mérites de l'
american way of life au peuple français, un montage d'images dissonantes accompagnant son violent sermon patriotique : Amérindiens buvant du Coca-Cola, dansant joyeusement dans de vastes prairies sauvages, bisons broutant paisiblement l'herbe fraîche, familles modèles en vacances et majorettes à paillettes s'agitant gaiement pour nos
boys qui sont au Vietnam. Puis l'orateur réplique aux images des ghettos noirs en faisant de la misère humaine une autre noble dimension du rêve américain : « Harlem is more than a slum. It's more than a ghetto. It's a drama, a human drama, but that too is part of fabulous swinging New York. »
La mise en image du réel le rend tolérable en le banalisant; mais le montage frénétique mitraillant le spectateur se poursuit de plus belle, les images d'horreur s'accumulant, le rêve virant au cauchemar tandis que le cow-boy saoule son auditoire de ses envolées socio-lyriques à double sens. Freedom, du haut de sa scène, a fait de la vie un gigantesque spectacle; et la foule, qui se complaît dans une parodie orgiaque du rituel électoral, joue docilement son rôle dans cette grande mascarade. Plus tard, dans l'ambassade américaine qui n'est en fait qu'un gigantesque centre d'achat, l'interlocuteur de Freedom expose le problème auquel font face les fiers gardiens de la liberté : certains esprits dissidents, porteurs d'idées séditieuses, exigent de « vraies » élections. C'est à croire qu'il ne pigent rien à la démocratie.
Notre héros passe donc à l'action. Une enquête sommaire lui permet de découvrir qu'un gros dragon en caoutchouc répondant au doux nom de Red China Man se cache derrière la dérive idéologique du groupuscule terroriste FAF –
French Against Freedom. Aux grands maux les grands moyens : pour éradiquer l'épidémie rouge, Freedom est prêt à tout, même à faire sauter le pays entier si ses habitants refusent de se rendre à la raison. Le sort de la nation se jouera par l'entremise d'une série de sondages qui révèlent que rien ne va plus. Afin d'endiguer la prolifération d'idées anti-démocratiques, la solution forte s'impose. La guerre froide s'échauffe et bientôt Freedom se tort de douleur, au bord de la folie, dans les décombres encore fumants du pays qu'il croit avoir détruit. Mais la caméra, s'éloignant du corps du martyr, révèle que cette apocalypse n'était qu'une illusion – fruit de l'imaginaire paranoïaque du justicier déluré.
Klein orchestre de manière magistrale cette chaotique finale, composant chaque plan avec un soin admirable, arrivant au plus improbable des équilibres entre profusion et précision. C'est-à-dire que la démesure des images contribue à notre compréhension de celles-ci au lieu de la brouiller, chacune étant si lourdement chargée de signes concomitants qu'elle force le spectateur à se pencher sur elle avec un soin considérable. C'est en ce sens que sa mise en scène s'avère subversive. Employant des stratégies propres à la propagande publicitaire dont il connaît intimement les mécanismes, Klein démontre et démonte les tactiques de la société du spectacle et relève l'influence profonde de celle-ci sur la politique contemporaine – véritable cirque mythologique, saturation des sens dénaturant le sens à laquelle seul le regard posé, critique, peut résister.