Le football (américain) est un sport militaire. Pas superficiellement, dans sa seule violence, mais structurellement, dans ses règles et ses origines. Or, le problème n’est pas tant qu’un peuple puisse se divertir du spectacle de corps guerroyants, mais que ce type de divertissement implique également la discipline militaire de tous les corps satellites (ceux des spectateurs, bien sûr, mais aussi ceux des meneuses de claques, des musiciens, des journalistes et de tous les employés de stades où se déroulent les matchs), embourbés malgré eux dans une logique d’aliénation millénaire. « Panem et circenses » disait déjà Juvénal au début du IIe siècle. Foucaultparlera plus tard des « disciplines » institutionnelles devenues formules générales de domination, « ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leurs imposent un rapport de docilité-utilité », de sorte qu’il n’est pas choquant, dans une perspective cyclique de l’histoire mondiale, de voir l’aliénation se poursuivre aujourd’hui, sous l’œil aguerri du documentariste japonais Kazuhiro Soda, qui signe ici une version contemporaine du Triomphe de la volonté (1935), où ce n’est pas la doctrine politique qui précède l’enrégimentation, mais bien l’enrégimentation qui précède la doctrine politique.
Le stade de football de l’Université du Michigan, domicile des célèbres Wolverines, est le plus grand stade de football des États-Unis, avec une capacité de plus de 100 000 spectateurs, soit deux fois plus que la population totale de la ville (de Ann Arbor) qui l’abrite. En cela, il a toutes les allures d’une fourmilière, et c’est précisément de cette façon que la montre Soda (et son armée de camerapeople placés un peu partout dans l’enceinte). Une fourmilière où chacun a sa place assignée, mais surtout, où chacun revêt les couleurs de son clan, à savoir le « BLUE! » et or emblématiques de l’équipe locale. Les plans rapprochés sont superbes, particulièrement lorsqu’ils permettent aux caméras de s’immiscer dans les recoins insoupçonnés de l’établissement (dans les cuisines notamment, où s’affairent des armées de sbires anonymes, mais aussi sur la galerie de la presse, où de plus célèbres sbires sont cordés au coude-à-coude), mais c’est pourtant dans les plans d’ensemble, les plans de la masse ambulante, que se concrétise sa vision, à savoir celle d’un peuple monolithique débordant de dévotion aveugle. Un peuple zélote qui ne l’est pas naturellement bien sûr, mais par habitude. Mécaniquement. Comme presque tous les gestes effectués diégétiquement par les sujets : le transport interminable de chauffe-plans éléphantesques à travers les entrailles du stade, les chorégraphies de danse et les parades, les acclamations de la foule, mais aussi le patriotisme machinal dont cette dernière fait preuve lors de l’interprétation de l’hymne national.
À cet égard, notons que Soda, dans son montage, n’hésite pas à multiplier les plans du Star-Spangled Banner, à l’ombre duquel, ou à la gloire duquel, s’effectuent les actions cérémonieuses des masses, qui constituent d’ailleurs l’un des ancrages pernicieux du dogme trumpiste que le réalisateur suggère en filigrane. Pour lui, Donald Trump est « comme un aileron de requin tournoyant autour du stade », et c’est précisément de cette façon qu’il le représente ici, dans des plans où un avion virevolte parmi les nuages, traînant une bannière à l’effigie des « Chinese-Americans for Trump » (tandis qu’en contrebas s’affaire le cheap labor local, occupé à remplir des barils de Gatorade), ou dans les plans d’une semi-remorque recouverte du slogan chauvin « Make America Great Again » (qui emprunte la route parallèle au stade, au cœur duquel la foule acclame aveuglément ses héros militaires). D’une façon rafraîchissante et analytique, il nous permet ainsi d’entrevoir la victoire du mégalomane misanthrope non pas comme un abus de l’idiotie généralisée, mais plutôt comme l’exploitation opportune du patriotisme mécanique développé comme un produit manufacturé dans les stades sportifs et autres lieux de conditionnement subreptices de la population.
Cette idée de produits manufacturés nous ramène d’ailleurs ici aux fonctions mercantiles de l’endoctrinement, évidentes dans le spectacle aberrant des chiffres, mais aussi dans celui de la mainmise exclusive de l’organisme universitaire sur la vente de produits dérivés : celle des billets bien sûr, mais aussi celle de tout l’attirail partisan, de la nourriture et de l’eau, vendus en masse et à des prix exorbitants. Le film évoque parfaitement cette réalité via les plans dantesques sur les menus surplombant les stands de concession (où les combos se vendent 16 ou 17$) et sur ceux des marchands statuaires sis dans l’enceinte du temple (où la bouteille d’eau se vend 4.50$, juste à côté des fontaines publiques, sur lesquelles la caméra, dans un clin d’œil d’une savoureuse ironie, n’hésite pas à zoomer). Via des entrevues avec certains donateurs fortunés également, d’anciens étudiants, qui après avoir englouti des dizaines de milliers de dollars dans l’institution lors de leurs études, y concèdent aujourd’hui des millions. Via l’hallucinante séquence de clôture finalement, qui rappelle à bien des égards celle de High School (1968), mais dans des proportions autrement cyclopéennes. On y voit le président de l’Université, comme on y voyait le directeur de l’école titulaire dans le film de Wiseman, debout sur une tribune, vantant les mérites de son institution dans des termes publicitaires certes plus subtils, mais néanmoins alarmants. En effet, là où les mérites de l’endoctrinement étaient explicitement mis de l’avant par l’administrateur d’hier, qui se félicitait que les enseignements pourvus par son école aient pu assurer une place au Vietnam à l’un de ses ex-étudiants, celui d’aujourd’hui ne semble entretenir qu’une vision comptable des succès de la sienne, dont il vante l’augmentation des appliquants et des dépenses, confondant au demeurant les budgets consentis à la recherche et à la recherche « commanditée » par de grandes entreprises, comme s’il s’agissait là d’une équivalence naturelle, aussi naturelle sans doute que la militarisation systématique de tous les corps regroupés dans cette « prison » auto-proclamée , ce Big House où se concrétisent toujours aujourd’hui les mécanismes de contrôle foucaldiens dévoilés dans les années 70.
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