Avec ces cinéastes adoubés auteur, il y a ceci de fascinant que leurs films passés ne cessent de s’enrichir au contact de leurs films présents et à venir. Impossible d’écrire aujourd’hui sur la quatrième réalisation de
Clint Eastwood comme si nous étions encore en 1975 : il faudrait pour cela ignorer l’œuvre imposante dans laquelle
The Eiger Sanctions’inscrit maintenant. Il ne s’agit pas de s’aveugler aux défauts du film, dans l’ensemble l’un des plus faibles d’Eastwood, mais de réfléchir à la place qu’il peut tenir dans le mouvement de la pensée de son auteur telle qu’elle s’est déployée au fil des ans, les films que l’on dit « mineurs » témoignant aussi, à leur façon, de cette pensée (c’est pourquoi en réalité ils n’ont rien de « mineurs »).
Ainsi, être en 1975, on soulignerait d’abord la maladresse de la première moitié du film, Eastwood apparaissant plutôt mal à l’aise avec une intrigue d’espionnage grotesque, qui comptait probablement profiter de la popularité du genre.
Eastwood y joue Jonathan Hemlock, un assassin retraité devenu professeur d’histoire de l’art acceptant de revenir sur le terrain pour venger la mort d’un ami. Il travaille pour une organisation gouvernementale secrète, C2, menée par Mr. Dragon (Thayer David), un albinos ex-nazi demeurant en permanence dans une chambre rouge pour se protéger de la lumière et se maintenant en vie grâce à des transfusions sanguines, un personnage des plus ridicules qu’Eastwood ne sait trop comment filmer, la notion du
camp luiétant étrangère. Le film reste longuement empêtré dans ce ton hésitant, un peu comme si Eastwood aurait mieux aimé adapter un John Le Carré mais se retrouvait pris avec un ersatz de James Bond. Le cinéaste essaie bien d’embrasser la direction plus fantaisiste exigée par son scénario, mais il le fait trop timidement, probablement pour préserver le sérieux des thèmes qui lui sont chers, ou comme s’il voulait les arracher de force à un scénario qui n’en demandait pas tant — autrement dit, aujourd’hui, l’eastwoodphile ne peut s’empêcher d’apprécier cette gaucherie dans la mise en scène puisqu’elle est le gage même de la présence de l’auteur (un critique moins auteuriste écrirait plutôt : seul Eastwood aurait pu se planter de cette façon !).
Notamment, le film apparaît comme une ébauche d’
Unforgiven, avec cette structure similaire suivant un assassin/cowboy décidant de sortir de sa retraite par désir de vengeance, retrouvant un vieil ami pour mener sa quête (
George Kennedy dans
The Eiger Sanction, Morgan Freeman dans
Unforgiven), avec qui il doit se pratiquer pour retrouver ses réflexes usés jusqu’à une finale méditant sur la futilité de cette violence (quoique de manière très différente dans les deux cas). Aussi, dans l’attitude d’Eastwood à Mr. Dragon, on reconnaît sa méfiance usuelle vis-à-vis toute forme d’autorité, et des dialogues typiques du récit d’espionnage (sur le fait qu’il y a peu de différence entre les deux côtés) prennent une autre saveur une fois inscrits dans la réflexion d’Eastwood sur la justice (voir plus bas). Même le casting improbable de notre cowboy taciturne en espion débonnaire à la répartie aisée et humoristique, affublée de sa propre Bond Girl (
Vonetta McGee), apparaît
presque comme une critique implicite de la virilité d’Eastwood autant que de ce type de personnage tant la star semble vouloir se mettre à distance des moments les plus typiquement bondesques.
Presque, parce qu’après tout il n’est pas assez mal à l’aise pour s’empêcher de filmer une scène dans laquelle il flirte avec une femme noire en se moquant du fait qu’elle s’appelle Jemima…
Mais c’est dans la dernière partie du film qu’Eastwood se manifeste enfin plus franchement : Hemlock n’a pas qu’une licence pour tuer et enseigner, il est aussi un alpiniste chevronné, et sa cible, sur qui il ne sait rien hormis qu’elle boite, se trouve parmi une expédition de quatre hommes comptant escalader la face nord de l’Eiger, un sommet des Alpes réputé pour sa difficulté. Hemlock ayant déjà échoué auparavant à vaincre cette montagne, il a donc une double revanche à prendre, sur son ami assassiné et sur la Nature (s’il doit se remettre en forme d’ailleurs, ce n’est pas pour réveiller ses réflexes de tueur, mais ceux d’alpiniste, ce qu’il fait en Arizona puisqu’il est sûrement un peu cowboy aussi). Bien sûr, la situation confine à l’absurde (des espions qui s’entretuent en jouant au roi de la montagne !), mais l’Eiger, majestueux, écrase vite tous les enjeux qui précèdent, car même si l’on ne croit jamais à l’intrigue biscornue, on croit certainement à cette montagne et au danger qu’elle pose : qu’ils paraissent risibles, ces espions, face à cette grandeur !
Ce sentiment de futilité n’est pas étranger aux films d’espionnage (ceux en mode sérieux), mais en général il émerge de la répétition incessante du même (il y a toujours quelqu’un pour remplacer ceux qu’on tue, les enjeux ne sont jamais réglés) ou de la symétrie des forces antagonistes (qu’il soit de l’Est ou de l’Ouest, l’espion utilise les mêmes moyens qu’un autre espion). Eastwood, lui, s’intéresse moins à ce cycle de la violence, il y a quelque chose de plus fondamental en jeu : un homme n’a tout simplement pas le droit de juger un autre homme, alors personne ne saurait délivrer un quelconque permis de tuer. La violence n’est pas vaine parce qu’elle n’accomplit rien, il faudrait dire plutôt qu’elle n’accomplit rien parce qu’elle est une conséquence extrême d’un tel jugement humain (étant entendu qu’Eastwood s’intéresse avant tout à la violence motivée par une cause, non à celle qui semble surgir sans raison).
Cette idée demeure embryonnaire dans
The Eiger Sanction, mais la montagne, en posant son propre jugement, impénétrable, nous inspire ce sentiment d’insignifiance face aux enjeux humains : suite à des intempéries inattendues, l’expédition tourne au désastre, elle n’atteindra pas le sommet et seul Hemlock en ressort vivant. Dans un dernier revirement (des plus prévisibles, il n’y a rien à gâcher), l’homme recherché par Hemlock s’avère être son ami alpiniste (Kennedy), qui coordonnait l’expédition depuis la base de la montagne. Trois innocents sont morts, Hemlock décide de ne pas s’acquitter de sa mission (de toute façon Mr. Dragon pense que la cible fait partie des victimes) et l’Eiger se sera montré, encore une fois, plus fort que lui ; Hemlock n’a rien gagné (enfin, sauf le cœur de sa Jemima), rien accompli. Quant à Eastwood, il aura certes réalisé une séquence éblouissante, mais il n’est pas certain que ce soit une victoire, les périls du tournage ayant coûté la vie à un des membres de l’équipe. C’est qu’à l’instar de son personnage, Eastwood aussi voulait se déclarer roi de la montagne, il a donc insisté, devant ses producteurs réticents, pour tourner à même la face nord de l’Eiger et pour jouer lui-même ses scènes d’alpinisme. Nul doute que la séquence tire sa puissance de ce décor naturel, mais difficile, considérant l’incident tragique, de ne pas questionner la nécessité artistique de cette démonstration de bravoure un brin puérile ; difficile aussi, le parallèle allant de soi, de ne pas se demander si Eastwood n’avait pas précisément l’Eiger en tête lorsqu’il a tourné son
White Hunter, Black Heart (il suffit de substituer l’éléphant à la montagne). Alors au final, non seulement l’Eiger, impérieux, impénétrable, indifférent, fait paraître toutes ces histoires d’assassins, d’espions et de Guerre froide comme la plus frivole des lubies hollywoodiennes, mais de plus, en y regardant bien, son ombre plane sur toute l’œuvre de l’auteur, Eastwood n’ayant jamais oublié cette leçon d’humilité apprise sur les versants de la montagne ; pour la première fois, il renonçait à sa vengeance.