Comment pouvons-nous - ou devons-nous - aborder une oeuvre aussi gigantesque que
Citizen Kane plus de soixante-dix ans après sa sortie? Comment parler d’un film dont les moindres prouesses et mérites ont depuis longtemps été décortiqués et scrutés à la loupe, et ce, probablement plus souvent que pour toute autre production cinématographique, analyses l’ayant d’autant plus mené à être considéré par plusieurs comme l’un des, sinon le film américain le plus important de l’histoire? Un chef-d’oeuvre qui aura consacré
Orson Welles comme l’un des maîtres du septième art à l’âge de seulement vingt-cinq ans, et dès son premier long métrage, mais qui l’aura également placé dans une position peu enviable alors que le milliardaire et magnat de la presse William Randolph Hearst - dont le parcours aura servi d’inspiration pour le présent scénario - aura tout mis en oeuvre pour nuire à la distribution du film et à son auteur. L’une des récentes lectures les plus pertinentes de
Citizen Kane nous aura étonnamment été proposée par le groupe rock américain The White Stripes, qui aura su lui rendre un hommage aussi senti qu’astucieux avec la chanson « The Union Forever » paru en 2001 sur l’album
White Blood Cells. La pièce, entièrement constituée d’extraits judicieusement sélectionnés de dialogues et de chansons tirés de l’opus de 1941, résumait d’une manière particulièrement pertinente l’essence du personnage de Charles Foster Kane. Un homme qui voulait avant tout être adulé, qui aimait seulement pour qu’on l’aime en retour, mais dont la progression emprunta un tournant pour le moins égocentrique lorsqu’il prit conscience du pouvoir qu’il avait entre les mains et que l’amour que lui portaient ses proches comme la population des États-Unis n’était pas inconditionnel, réalisations qui entraînèrent un fort sentiment de désillusion.
«
If I hadn’t been rich, I would have been a really great man », lancera Kane au riche homme d’affaires qui aura payé une petite fortune à ses parents biologiques pour le prendre en charge dès son plus jeune âge, lui qui, après avoir été éloigné trop tôt de l’essentiel, se sera tourné plus tard vers la démesure. Après la mort du géant, une nouvelle est filmée afin de rappeler à l’Amérique l’ampleur de ses accomplissements comme de ses échecs. Il y a toutefois un détail sur lequel personne n’est capable de faire la lumière, soit le dernier mot prononcé par Kane sur son lit de mort : «
rosebud ». Ce mot avait-il une signification particulière? S’agissait-il d’une femme? Ou simplement de la dernière divagation d’un homme mourant? Un journaliste partira dès lors à la rencontre des individus ayant été proches de Kane pour tenter d’élucider ce mystère. La principale force du scénario d’Orson Welles et Herman J. Mankiewicz se révélera alors être la manière on ne peut plus novatrice dont progressera sa trame narrative. Il sera ainsi plus que pertinent de voir le processus d’enquête journalistique être employé comme principal moteur d’une intrigue visant à révéler la face cachée d’un empereur des médias. La vie de C.F.K. nous sera d’abord grossièrement résumée dès les premiers instants du film avant que notre reporter - dont le visage sera toujours astucieusement obscurci par un jeu d’éclairage ou la position de la caméra - ne se lance à la chasse de la vérité en tentant de rationaliser les grandes lignes du parcours du citoyen et de l’homme d’affaires et de découvrir les secrets se terrant derrière tous les scandales et les projets d’envergure (achevés ou pas).
Chaque personne interrogée révélera ainsi les dessous d’une partie de la vie de Kane, dénotant les nombreuses contradictions sur lesquelles auront toujours reposé ses agissements comme ses motivations. Un concept qui permettra du coup au film de Welles de supporter une structure à narrateurs multiples tout en entremêlant audacieusement les notions de sujet et de protagoniste, stratagème qui n’avait pas été poussé aussi loin jusque-là au grand écran. Mais si le récit de Welles et Mankiewicz fait part d’une étude de personnage d’une richesse et d’une complexité rarement égalées, c’est néanmoins sur le plan esthétique que
Citizen Kane s’impose comme un monument qui allait permettre au septième art de faire un bond de géant en avant. Le cinéaste prouva d’ailleurs qu’il avait bien fait ses devoirs avant de s’installer derrière la caméra, amalgamant avec une dextérité ahurissante les caractéristiques des grandes écoles du passé tels les jeux d’ombrage de l’expressionnisme allemand, les rapports d’opposition du cinéma américain (mis en valeur par les nombreuses plongées et contreplongées), l’importance du montage du symbolisme russe et la recherche de détails et de mouvements de l’impressionnisme français. Le tout en utilisant l’espace d’une manière tout aussi phénoménale, se jouant parfaitement des effets de perspective générés par ses décors tout en créant certaines illusions d’optique venant renforcer les moments de tension dramatique comme les rapports de force entre ses différents personnages et accentuer les ambiances noires dans lesquelles baigne
Citizen Kane du début à la fin. L’incroyable direction photo de Gregg Toland aura évidemment joué un rôle fondamental à cet effet, et ce, autant de par ses éclairages que la célèbre technique du
deep focus qu’il aura développé pour le présent exercice, laquelle aura permis à Welles d’aller chercher une profondeur de champ stupéfiante, indispensable pour une oeuvre reposant sur autant d’effets de grandeur.
Pour l’épauler devant la caméra, Welles aura fait appel à sa troupe du Mercury Theatre - avec laquelle il avait semé un vent de panique à travers la nation en 1938 avec la fameuse mise en scène radiophonique du
War of the Worlds de H.G. Wells - pour camper la majorité des personnages de son premier long métrage, en plus de confier la composition de sa trame sonore à son vieux complice Bernard Hermann. Le réalisateur se sera d’ailleurs permis d’étirer plusieurs plans afin de laisser la chance à ses interprètes de tirer leur épingle du jeu à l’intérieur de ce nouveau médium. De son côté, Welles se révèle aussi brillant dans le rôle titre que dans toutes les autres facettes de son ambitieuse production. Nous nous devons évidemment de souligner tout le cran dont aura su faire preuve le cinéaste, qui aura su mener son projet à terme en faisant fi des ennuis qu’il allait inévitablement s’attirer. Le «
No trespassing » sur lequel s’amorce le film nous laissera d’ailleurs penser que le jeune artiste aux multiples talents savait pertinemment dans quelle galère il s’embarquait en s’immisçant d’une telle façon dans les coulisses du pouvoir - aussi bien politique qu’économique et médiatique. Bref, Orson Welles aura signé une oeuvre d’une densité exceptionnelle doublée d’une puissante imagerie révélant toute la puissance comme la fragilité d’un homme perdu au milieu de l’empire qu’il aura construit à même l’empire - Xanadu, l’un des nombreux liens que tissera Welles entre son protagoniste et l’empereur mongol Kubilaï Khan - qui, au bout de sa vie, ne pourra regretter que cette parcelle d’innocence qui lui fut enlevée trop tôt. C’est cette superbe réflexion sur l’héritage que laissera une figure de cette envergure après sa mort comme sur la relation à double tranchant qu’entretiendra l’Homme avec le pouvoir qui font en bout de ligne de
Citizen Kane un film aussi abouti qu’intemporel.