S’il n’atteint ni le panthéon de l’historiographie familiale — le magnifique Metamorphosis of Birds (2020) lui fait trop d’ombre — ni celui de la chronique de guerre syrienne — Little Palestine : Journal d’un assiégé (2021) proposait une expérience 100 % immersive dans le vif du sujet — le film d’Émilie Serri s’enorgueillit néanmoins d’une forme hybride optimale, entre le documentaire généalogique à la première personne et l’ethnographie humaniste d’un peuple traumatisé. Chacune des deux influences sert en fait à compenser les lacunes de l’autre. On remédie à la carence de matériel tourné sur le terrain par le concours d’une poignée de souvenirs glanés dans les malles de la réalisatrice et de ses parents, mais on épaissit surtout son récit individuel par l’ajout d’un grand vox pop, réalisé auprès de divers membres de la diaspora syrienne au Québec.
Le recours aux têtes parlantes, même s’il est balisé de manière subtilement réflexive, constitue sans doute l’élément le plus convenu de ce film, qui exsude autrement une belle intelligence émotionnelle et conceptuelle. Heureusement, le propos des intervenant·e·s recèle son lot de perles, et il est accompagné de plusieurs mises en scène astucieuses visant à concrétiser l’idée d’annales oniriques dans lesquelles résideraient les traces mnémoniques d’un pays évanescent. Car la quête de Serri est bien celle du souvenir. Ce sont les ratés de sa propre mémoire des lieux qu'elle tente ici de pallier, tout en créant un discours infiniment opportun sur la puissance amnésique de la guerre et le pouvoir de transmission emblématisé par l’art et les rapports de filiation.
« La guerre a effacé les souvenirs », dira sans détour l’un des intervenants, un vieil homme vivant dans un appartement montréalais avec sa femme et sa fille, vecteur de son legs, mais aussi d’un avenir qui transcende les traces d’un passé en ruines. Or, la perspective intergénérationnelle et interculturelle adoptée par la réalisatrice se manifeste dès les premiers instants, alors que nous suivons le parcours d’Émilie et de son père en voiture, au milieu des méandres d’une forêt laurentienne facilement reconnaissable pour le public québécois. Les échos de la musique syrienne à la radio embaument les pins alentour, si bien que l’idée de l’ailleurs et de l’ici, d’un domicile que l’on transporte avec soi dans sa terre d’exil, s’entremêle d’emblée. Les images de cet ailleurs hésitent à livrer leurs secrets par contre. Compte tenu de la posture du père, qui refuse de les conter, il faudra aller les chercher. La quête peut alors commencer : « Wahid » (un), dira le père ; « wahid », répétera sa fille, apprenant de lui sa langue et initiant la découverte de sa terre natale, « qui n’existe déjà plus comme tu l’as connu et où il m’est impossible de revenir ; un pays où les derniers témoins qui nous sont accessibles sont ceux qui l’ont quitté. »
Née à Montréal, Serri possède trop peu de souvenirs de la patrie de son père, outre une poignée de photos magnifiques capturées lors de quelques voyages effectués au cours de sa vie. Cette carence constitue le manque à gagner initial, l’impulsion d’une démarche qui vise à combler chez l’autrice les trous dans la mémoire collective que continue à creuser le régime impuni de Bachar el-Assad dans la contrée paternelle. Collectionnant les photos et les réminiscences d’époque, retraçant le fil narratif d’une nation que l’histoire est en train d’effacer, l’autrice accomplit un savant travail de reconstitution, évoquant de là-bas quelque idylle romantique à la plage, les devantures de cinéma, l’odeur du jasmin, les fêtes familiales du vendredi et les comptines pour enfants. Elle constate aussi la présence d’une affligeante déficience mémorielle, symptôme d’un mécanisme de déni parfois volontaire chez ses sujets. On constate à ce propos le caractère évanescent des souvenirs que conservent certains d’entre eux — « la guerre n’aura rien laissé de quoi se souvenir », dira l’un ; « je n’ai rien ramené de Syrie », dira l’autre — ou le refus, fréquemment explicite, de se remémorer un pays qui n’inspire plus que la peur et l’horreur : « si je pouvais effacer ces souvenirs, je le ferais », mentionne une jeune femme ; « je n’ai pas envie de me souvenir de la Syrie, renchérit une fillette, sinon je vais devoir rester toute ma vie avec la Syrie. »
La réalisatrice observe même des lacunes dans ses propres souvenirs, hésitant à savoir si la photo d’un cinéma provient de Damas ou d’Alep ou à déterminer si le bureau immortalisé sur une photo était celui de son oncle Mamoun, de son oncle Ayman ou de son grand-père Mohamad. En effet, si la pérennité de soi passe par les objets, par les traces que nous laissons derrière, elles passent aussi par les observations que feront à leur propos les gens qui auront produit ces traces, sans quoi elles deviennent des cartes sans boussole. Et c’est là que le pouvoir de préservation du cinéma entre en jeu, lui qui permet d’allier organiquement les marques du passé à leur contextualisation documentée.
L’album de famille n’est rien sans la famille, indispensable à la mise en contexte des items qu’il contient. C’est ce qu’on l’on constate dans cette scène où une mère exilée commente une série de photographies pour sa fille qui, sans elle, n’aurait jamais pu connaître la nature exacte des vignettes que recèlent ses pages. Or, le film documentaire constitue déjà un album annoté, puisqu’il sert à immortaliser des tranches de vie contextualisées, et c’est en cela que le processus de Serri est si précieux : dans l’ostentation du principe de consignation mémorielle qu’elle effectue à l’écran et les nombreux liens qu’elle tisse entre cinéma et mémoire. L’un de ceux-ci se situe dans le leitmotiv des images de cinémas de Damas, points d’ancrage d’une commémoration cinéphile qui commence dès l’enfance. L’autrice multiplie surtout les traces de sa propre mise en scène du réel, allant même jusqu’à inclure un moment où l’un de ses films de famille est projeté sur l’écran d’un grand cinéma vide où son père sied endormi. Métaphoriquement, on assiste ainsi à l’épanchement de l’esprit paternel directement vers l’écran, où il devient l’apanage d’un spectateur qui peut ensuite en assurer la pérennité ad vitam aeternam.
Ce que le cinéma permet aussi, c’est une mise en scène symbolique des intervenant·e·s, la cristallisation d’une vision expressionniste de la réalité qui transcende sa simple capture. Ce processus est amplement utilisé ici, à tort ou à raison, dans une série de tableaux éclectiques qui servent à complémenter le propos et à l’inscrire dans une réflexion poétique sur l’exil. La réalisatrice maximise notamment le potentiel affectif d’une séquence onirique tournée à l’Habitat 67 qui, pour une jeune femme ambulante, constitue une sorte de non-lieu existentiel, terreau fertile pour raconter la catabase de la déesse Inanna (Ishtar) ; elle trouve surtout moult occasions de réunir l’ensemble de ses sujets dans de spectaculaires compositions. En plus de créer de la mémoire où règne l’oubli, de faire naître du fantastique à partir du prosaïque, Serri réunit donc à l’écran une communauté d’intérêts pour mieux conjurer l’esseulement provoqué par le déracinement, faisant ultimement de Damascus Dreams un rempart magnifique contre l’amnésie et la solitude.
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