DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Late Spring (1949)
Yasujirō Ozu

Comment adhérer au temps

Par Mathieu Li-Goyette
Plongée en 1949 au cœur d’un pays à mi-chemin entre deux époques, Noriko (Setsuko Hara) est âgée de 27 ans. Elle est trop vieille pour n’être promise à aucun homme... Mais il y en a peut-être un qui l'intéresse: l’auxiliaire de recherche de son père (Chishû Ryû). Ce jeune porte un veston. Son professeur porte un kimono. Les deux s’affairent. La jeune célibataire entre et sort d’une maison, portant encore en elle le deuil de la mère du foyer.
 
Renonçant au triangle d’émotions classique, Ozu se penche sur deux individus (la fille et le père) confrontés à une séparation obligée. Noriko veut rester avec son père Shukichi, car elle se sent bien auprès de lui et reconnaît l’incompétence chronique de ce dernier à s’occuper de sa propre personne. Choix libertin et non de tradition, sa décision est un pied de nez aux aprioris sociaux de son temps et reflète un tiraillement face au mythe de la femme moderne américaine; l’amie de Noriko, agace habillée en tailleur qui habite une demeure ornementée d’une horloge grand-père et de fauteuils à carreaux bien d’ailleurs, tentera de la convaincre de prendre mari. Parce que c’est la meilleure décision, parce que le monde en va ainsi, Noriko choisira un époux à la suite de l’engagement de son père à une prétendue nouvelle compagne. Dans les faits, la fille déjà femme succombera au mariage pour éviter un malaise au sein de son entourage. Souriants jusqu’à s’en fendre les joues, les personnages d’un film d’Ozu semblent si heureux, mais c’est uniquement pour extirper un air maussade plus poignant aux réactions affichées plus tard dans l’œuvre. Hésitantes, les larmes de Noriko nous chagrinent; nos sentiments sont pris dans les mailles du filet tendu par l’auteur. 
 
Lors de l’acte central de l’œuvre (une pièce de théâtre nô), la fille scrute son père et son amante fantoche, regarde autour d’elle et saisit en quelques secondes la pesanteur de l’argumentaire de ses amies, de sa famille, de sa collectivité : elle devra prendre mari. Dans ses respirations et ses expirations se dégage l’amertume de la désillusion. La force incroyable d’Ozu, c'est de déployer cette émotion à l'insu du spectateur qui est pour sa part subjugué par l'exotisme et le poids de la pièce en cours. Il s'agit d'une allusion lointaine à Shakespeare et au troisième acte de son Hamlet, où la scène du rideau venait mettre en abîme le récit et ses enjeux. Noriko voit en la pièce de nô une métaphore directe à l’exception de sa situation de vieille fille au foyer. Particulièrement longue, la pièce s’oppose au concerto de violons auquel elle devait assister avec un prétendant précédemment dans le film, tout comme la maison américanisée de son amie fait contraste à la maison bien traditionnelle de son père. Stores vénitiens et fenêtres à rabats s’opposent aux murets en papier de riz et aux portes coulissantes. La transition entre le Japon d’antan et le Japon moderne, modelé par l’occupation américaine, déplaît à Ozu qui fera de ce tiraillement entre générations le thème essentiel de la suite de sa carrière. 
 
Le propre du cinéaste sera à l’avenir celui de la méditation dramatique, après que la période comique des années 30 se soit politisée via sa saga du père monoparental Kihachi. Il placera dorénavant le spectateur entre la contemplation et la réflexion sur les contraintes du quotidien familial. Le scribe Ozu est capable de retranscrire dans les moindres détails le drame et le rire, la vie de tous les jours. Exécuteur sans pareil de la caméra-stylo d’Astruc (ou de Bresson), il pratique un cinéma où tout est une question de legato entre les plans. Les dialogues les plus sensibles étant filmés du tac au tac, chaque réplique donne lieu à un plan et chaque réaction donne lieu à un autre plan – le tout toujours sur le même ton, car Ozu avait la folle habitude de tourner ses dialogues en ordre chronologique. 
 
C’est-à-dire que là où un réalisateur filmerait ses champs puis ses contrechamps, un angle puis l'autre en deux prises, laissant aux comédiens le temps d’imprégner l’espace de leur présence, Ozu crie « coupez! » entre chaque phrase, et réduit leur jeu à l'état de répliques issues du scénario. Sortes de staccatos, les dialogues deviennent – pour continuer à filer la métaphore d’un cinéma d’une musicalité inouïe – legato par le rythme de l’alternance des plans. Ne laissant à personne le temps de détendre ou de rendre naturel leurs regards, il se donne le défi de retranscrire dans la plus grande exactitude les lignes de son scénario. Méticuleux magouilleur de visages et de pleurs, il nous propose de suivre le déroulement du drame dans une expression épurée où le cinéma se défait de ses artifices. Célèbre pour avoir dit que les panoramiques, les fondus, balayages et autres effets de montage n’étaient que de la « technique », Ozu est la recherche d’une pureté cinématographique en correspondance aux sujets filmés : l’innocence et la bonté méprisée par un monde de contraintes et d’obligations. Ses personnages, aimables, font face à d’autres personnages, aimables, mais c’est dans ce que l’on nommerait innocemment le cours de la vie qu’arrive l’obligation de briser les amitiés et les apparences pour faire survivre les personnages au récit. Chez lui, l’antagoniste intransigeant s’explique en prenant la parole, défait l’idée du duel par le réalisme de ses traits psychologiques. 
 
Et pourtant, ces personnages sont indépendants de la diégèse utilisée par Ozu et son scénariste Kogo Noda. Répétitions à travers les œuvres, les comédiens jouent et rejouent des personnages dont les noms se répètent (par exemple ici, Setsuko Hara s’appellera 3 fois Noriko pour Ozu : Printemps tardif en 1949, Été précoce en 1951 et Voyage à Tokyo en 1953 et sera ensuite la mère d’une Noriko dans Dernier caprice en 1961) et dont les décors et les lieux semblent aller et revenir dans la mémoire du spectateur. L’adage court qu’Ozu a « toujours fait le même film » et ce n’est pas tout à fait faux.
 
Sa poésie naît dans le temps et se chante dans le montage, se reçoit pour nous et en nous lorsque le regard de ses comédiens nous indique de prendre une pause. Ozu ne nous accable jamais d'une temporalité, mais nous la fait plutôt ressentir via le tumulte interne de son récit et la méditation qui l'accompagne. À la façon des premiers grands De Sica et Rosselini, il n’a jamais la prétention de se décoller des individus filmés dont il est tombé amoureux. Et si nous nous reconnaissons dans leurs visages, ce n’est pas tant par cette adhésion-projection du cinéma que par la spiritualité inhérente au cinéma d’Ozu. Donald Richie pointait en conclusion de son ouvrage de référence sur le cinéaste qu’un mythe religieux naissait entre ses plans, qu’à la façon des premières paraboles les mieux retenues de la Bible ou à la manière archaïque du shinto, Ozu faisait du « tout » avec du « rien », communiquait le sens de la vie grâce aux plans, à la musique, au montage et à l’interprétation la plus humble possible. Loin de représenter la réalité convenue du cinéma, il la présente dans une neutralité apparente faisant sa singularité.
 
Le printemps tardif de Yasujiro Ozu n'est pas seulement l’éclosion tardive d’une jeune femme à qui l’avenir semble tout offrir (dans la grande tendance américanisante de l’époque de l’occupation) et pour qui le recul à demeurer chez le père n’est pas une option rationnelle. L’épanouissement vers un tout nouveau mode de vie est la conclusion instinctive de la génération de Noriko, interprétée magistralement par Setsuko Hara (elle y signe son premier rôle avec l'auteur) dont l’âge suggère qu’elle aurait eu entre 17 et 23 ans durant les événements de 39-45. Tourné et distribué quelques mois à peine après la mise en place d’une nouvelle constitution par les États-Unis au Japon, le destin du pays semblait se tourner vers ces signes « Drink Coca-Cola » côtoyant les pièces de Nô dans le quotidien de la jeune dame. 
 
La visite au temple et la vie paisible en banlieue de Tokyo se présentent alors comme une ponctuation – des points de suspensions et de montage – retardant toujours la décision finale et inévitable de Noriko amenant non pas une conclusion, mais bien une ouverture au film. En ce sens, le temps y est fréquemment présenté (l’horloge grand-père, l’âge de Noriko, les rendez-vous fixés) et la démarche du cinéaste requiert une attention constante du spectateur sur laquelle repose cette contemplation dont nous parlions plus haut. Du scénario au montage, la musicalité de l’auteur nous suggère de nous inspirer de ce monde équilibré où une simple goutte suffit à créer la vague.
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Critique publiée le 20 août 2012.