DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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China Heavyweight (2012)
Yung Chang

Comme des taureaux sauvages

Par Mathieu Li-Goyette
Les documentaires sur la Chine s'empilent plus rapidement que nous parvenons à comprendre leurs sujets, plus hâtivement que notre traintrain quotidien n'ayant rien à voir avec celui de la masse chinoise consacrée à travailler dur pour atteindre une prospérité inespérée dans les délais les plus brefs de la vie d'adulte. Dès l'exergue, China Heavyweight, autre long métrage du Sino-canadien Yung Chang (Sur le Yangtze), annonce le sous texte qui activera l'adrénaline de chacune de ses séquences : Mao interdit la boxe, pratique sportive jugée trop violente et trop occidentale en 1959. En 1989, l'interdiction est levée - la révolution culturelle fait rage et la Chine, demeurant ancrée dans son idéologie communiste, embrasse une économie de marché occidentale dans l'espoir de parler au niveau des autres joueurs mondiaux.

Au final, de cette mixture imprévisible survient une politique à deux visages, communiste et capitaliste, une extrême gauche qui rejoint une extrême droite dans un seul et unique mouvement dont les boxeurs filmés par Chang ne semblent que le plus lointain prolongement. Pratiquant un sport, se tenant loin des préoccupations politiques ou philosophiques, les intervenants de China Heavyweight sont de parfaits sujets : déterminés, ils aiment être regardés, car la caméra captera non seulement leur labeur, mais aussi la somme de sacrifices qu'ils doivent accepter pour atteindre les rêves qu'ils chérissent. Prenant soin de filmer les portraits des Tyson et des Ali sur les murs de chambre d'athlètes de l'école élémentaire et secondaire, le cinéaste reconnaît lui-même sa position de médiateur entre une Chine élevée à aspirer à l'Est tout en conservant sa nature. « Je suis persuadé que dans un jour proche, le prochain champion du monde sera chinois », dit l'Anglais, ambassadeur d'une organisation internationale invitée pour légitimer le combat entre un entraîneur au seuil de la quarantaine (un genre de Rocky à la retraite revenant à la charge une dernière fois) et son opposant japonais. Que doit-on comprendre? Que la Chine n'est pas encore dans le monde (moderne)? Que sa quête d'un championnat de boxe rime avec son arrivée dans une catégorie mondiale et donc digne de l'Occident?

China Heavyweight, « poids lourd de Chine », traduirons-nous, évoque précisément ce lourd poids qu'est la Chine, ce lourd poids qu'elle doit elle-même porter, celui de ses habitants - les plus nombreux -, de son économie - la plus explosive -, et de ses idéaux - les plus ambitieux - qui se retrouvent, au fond, dans le coeur de chacun des jeunes que Chang filme. Venant d'un conté de Sichuan, ils sont fils et filles de fermiers et leur salut passe par un travail excessif au gymnase; peut-être, et seulement s'ils ont le physique et le mental de l'emploi, parviendront-ils à se classer au provincial, puis au national. Leur espoir devient aussi lourd que la somme des responsabilités que leur attribuent leurs familles respectives : en choisissant une carrière de sportif, ils abandonnent les champs et ne prolongent pas le labeur familial, soit une valeur sûre qui ne vaut pas la peine d'être gaspillée. Après tout, sur près de deux milliards de Chinois, pourquoi ce fils ou cette fille-là serait-il un élu, le prochain boxeur professionnel qui pourrait gagner sa vie de son sport?

Ces questions, sous-entendues d'un bout à l'autre des 90 minutes de China Heavyweight, ne sont pas étrangères à celles que posaient déjà Chang dans Sur le Yangtze en filmant une certaine particularité chinoise du nombre et des efforts qui ne pourraient être vains. Ne rien faire pour un rien, ne gaspiller de son corps aucune action qui ne saurait apporter son dû, chacun des élans des boxeurs ne sont pas donnés pour se « défendre » et pour le plaisir du combat, mais bien pour en retirer un « esprit », une combativité dont le b.a.-ba est de n'afficher aucune souffrance, aucun relâchement face à la compétition et à foncer tête baissée, « tranquillement, mais sans réfléchir », dit l'entraîneur. Philosophie des combattants, elle semble se confondre avec l'état d'esprit chinois plus généralement parlant, avec cette conquête du marché qui n'est pas trop éloignée de cette attitude de taureau sûr de lui. Procédant sans se soucier des dommages collatéraux dont elle pourrait souffrir, la Chine comme cet instructeur vieillissant se poussent au bout du rouleau, luttent pour rendre hommage à leurs pères, à tous les autres Chinois qui ont travaillé à la sueur de leur front pour fonder des acquis qu'ils se feront un devoir de ne pas dilapider. C'est une morale triste, profondément sans pitié et dont l'entraîneur est finalement la victime, car sa fierté, il ne lui faudra que trois rounds pour la ravaler et retourner à la formation de ses jeunes ouailles. Puisqu'il a échoué, il devra se consacrer à former une relève qui, elle, ne faillirait pas. Chair à canon de la grande Histoire chinoise, l'instructeur, comme tous ses compatriotes qui ne parviennent pas à leurs fins (et terminent, qui sait, comme fermiers : la roue du destin sociopolitique tourne et rien ne peut l'arrêter), se relève la tête haute, attendu que de son sacrifice naîtra probablement un espoir de vengeance chez ses successeurs.

Se démarquant des Golden Gloves et autres Hoop Dreams, la joute finale garde sa part de suspense surenchérie par une dramatisation inouïe des enjeux. Arrivé à un point de fracture entre le documentaire et le combat de boxe appartenant au cinéaste autant qu'il se rapporte au réel (rien ne sépare cette séquence de celles de The Fighter, Steak, Million Dollar Baby ou de Raging Bull sinon le style, la couleur, l'époque et les protagonistes - c'est énorme, mais à la fois bien peu étant donné du contexte si particulier), ayant placé ses cartes tout au long de l’oeuvre, ayant soulevé cette machine à rêves qui soumet les Chinois à une aspiration « endormante » (ne dit-on pas que les sports endorment les masses?) où le désir de gagner forge une âme qui sera plus tard utile à la construction d'une Chine au tempérament d'acier, Chang laisse son intervenant au dépourvu, le largue dans une situation qu'il ne contrôle plus et qu'il observe, complètement impuissant. Léguant son film à la balance du pouvoir et du sens, cet endroit où la victoire ou la défaite de l'entraîneur ferait chavirer l'issue morale et discursive de son long métrage, le cinéaste a le beau jeu de faire confiance aux circonstances, de filmer l'échec qui, par la tristesse qu'elle déclenche chez le spectateur, dévoile ses autres significations cachées. C'est à se moment qu'on se demande pourquoi, qu'on se questionne et que Chang nous laisse à des plans poétiques comme s'il nous prescrivait ici l'acétaminophène de notre toute récente commotion. « Tenez, allez réfléchir », dit-il. Réfléchir sur l'importance de la défaite, mais aussi sur ce qu'elle permet de plus que la victoire : l'autocritique, le refoulement, la conscience qui n'est plus celle de la vanité, mais bien de l'humilité, celle des sportifs, mais ici, surtout celle d'une nation.
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Critique publiée le 15 mai 2012.