DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Dévorer la nuit (2024)
Caroline Poggi et Jonathan Vinel

Chassez le réel, il revient au galop

Par Mariane Laporte

Bien que je n’aie jamais eu la fibre d’une gameuse, j’ai succombé à l’attrait des Sims à un âge où j’étais facilement influençable. Ma meilleure amie avait déniché le cheat code qui nous donnait accès à une fortune inépuisable pour construire des manoirs extravagants à l’image des grosses baraques des joueurs de hockey. Dans cette banlieue développée par Maxis, nous apprenions les rudiments de la vie en nous livrant à une orgie matérialiste. Nos ambitions architecturales dissimulaient quelques squelettes dans le placard, comme la noyade intentionnelle de nos voisins dans la piscine creusée. Un pâté de maisons servait de terrain d’expérimentation, où nous testions la portée de nos actions sans jamais en subir les conséquences ; un exutoire pour fuir le présent. Cet état de «flow», d’immersion totale dans une activité, est conceptualisé par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi dans les années 1970. Les réalisateur·ice·s Caroline Poggi et Jonathan Vinel induisent cette transe dans Dévorer la nuit, où l’apocalypse sert de date butoir pour s’agripper à un réel qui se pixélise.

Pablo (Théo Cholbi), grand frère d’Apolline (Lila Gueneau), tente de pallier l’absence de leur père (Thierry Hancisse) au mieux de ses capacités. Il file sur sa moto sport Kawasaki vert fluo flambant neuve, qui contraste avec leur modeste condition. Cette incongruité trouve son explication par la source de son revenu : il fabrique des substances illicites achetées sur le dark web, qu’il synthétise dans une propriété abandonnée. La vente de sa marchandise l’expose aux risques du métier. Alors qu’il distribue son stock sur le territoire de ses concurrents, il se fait battre à coups répétés par une bande de trafiquants dans le stationnement d’une épicerie. Night (Erwan Kepoa Falé), un employé du commerce témoin de l’agression, intervient et l’aide à nettoyer ses plaies. Autour d’une cigarette, une tendresse naît timidement, entre défiance et fascination. La bromance bascule rapidement vers une passion dévorante, une relation symbiotique qui relègue Apolline au second plan. Soixante jours la séparent de la fermeture du serveur de Darknoon, un jeu vidéo auquel Pablo l’a initié et le centre de son existence depuis près d’une décennie.

La paire Poggi et Vinel réussit à nuancer l’expérience ludique, en l’adressant à la fois comme une échappatoire propice à l’accomplissement personnel, et un enlisement vers la dématérialisation des rapports physiques et l’insensibilisation de la violence. Dans l’environnement 3D de Darknoon, l’horrible et le merveilleux se côtoient en permanence. Dès l’ouverture, une collection de souvenirs défile, retraçant les missions d’Apolline et de Pablo qui les ont unis derrière l’écran. Les effets sonores subtils — bruissement du feuillage agité par le vent, ressac des vagues, sifflement tranchant d’une épée —, associés à une atmosphère presque palpable, confèrent une poésie aux atrocités. Le reflet des planètes écarlates teinte la blancheur des landes enneigées et les plantes phosphorescentes illuminent l’obscurité, des lieux idylliques où nous nous laissons happer par le grandiose. La faune mythologique et la flore foisonnante se heurtent à d’éternels combats impitoyables, le prix à payer pour survivre en ces contrées imaginaires.

L’inventivité visuelle et scénaristique du métavers interactif multi-utilisateur·ice·s, conçu par Saradibiza et Lucien Krampf pour la production, renouvelle les codes cinématographiques en entremêlant les échanges virtuels à la trame narrative principale. Cette juxtaposition se déclenche alors que Pablo se retrouve en tôle, dénoncé à la police par ses rivaux. Il s’assure que Night garde un œil sur sa sœur, mais Apolline, lui tenant rigueur du malheur de son frère, refuse son réconfort. Il se liera d’amitié avec elle depuis son portable, sous le pseudonyme de Narou. Leur premier contact est symbolique, un écho à sa rencontre avec Pablo ; elle souffre en silence, ensanglantée et disloquée. Elle s’est lancée dans le vide du haut d’un château de glace — une mise en scène de son impuissance et de sa peine. Il accourt à sa rescousse et désamorce le drame, un réflexe naturel. Elle l’envoie paître, une habitude familiale. Leur friction initiale se transforme en une connivence énigmatique sous le couvert de l’anonymat. Ce débutant qui pique son intérêt parvient à fissurer l’armure et à briser les chaînes de son costume qui la protègent de sa vulnérabilité.

Les technologies s’imposent comme des extensions du corps et de l’esprit, altérant ainsi la perception d’un humanisme traditionnel en ouvrant la voie à de nouvelles formes d’existences. Selon la philosophe féministe Donna Haraway, le cyborg est « un hybride de machine et d’organisme, et une créature sociale » ; une entité bio-digitale possédée d’une dimension politique. Apolline amorce cette transformation lorsqu’elle revêt son habit de cosplay, signe annonciateur de sa numérisation. Cinq jours avant la fermeture de Darknoon, elle fusionne totalement avec son alter ego. Un long travelling arrière part d’un plan serré sur ses yeux marron, substitués à ceux vairons de son avatar. À cet instant, les boîtes de clavardage disparaissent pour faire place à des dialogues intradiégétiques entre elle et Narou. L’invraisemblance d’une telle conversation s’oublie, tant la modélisation des traits faciaux photoréalistes captive, et nous basculons dans une suspension consentie de l'incrédulité. Cette bulle d’intimité, bercée par la mélodie de « Jah-O Jah-O » du groupe The Gladiators, éclate lorsque le monde tangible nous rattrape et que nous apercevons Night et sa nièce assise sur ses genoux, manette en main.

Le cataclysme imminent de Darknoon dans Dévorer la nuit maintient une tension constante, un compte à rebours nous ancrant dans la temporalité du film afin de ne pas partir à la dérive du flux digital.

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Critique publiée le 22 février 2025.