DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Fury (1936)
Fritz Lang

La mécanique des foules

Par Mathieu Li-Goyette
En débarquant aux États-Unis à la fin des années 20, Sergei Eisenstein s’éprit de fascination pour l’organisation de la ville de New York. Pour lui, l’Amérique s’incarnait dans cette cité de béton et d’acier, ces rues interminables quadrillant l’espace mathématiquement, ne laissant aucune place à la courbe tout comme le cinéma américain - en l’occurrence celui de Griffith, pour qui le Russe ne tarissait jamais d'éloges - était parfaitement cadencé et reposait sur une logique implacable du montage et du découpage. Cette même artificialité organisationnelle semble guider les premières images de Fury, chef-d’oeuvre de Fritz Lang marquant le début de sa période américaine.

Ce qu’entame Lang en 1936, c’est la tentative ambitieuse de réconcilier son besoin des formes excessives de l’expressionnisme pour les intégrer tout naturellement au sein d’une diégèse américaine se réclamant d’un certain réalisme social et psychologique. Encore libre de la pression des exécutifs des studios qui ne tarderont pas à lui mettre la main sur l’épaule, il signe ici en grande partie son scénario inspiré d’un fait divers, mais surtout des prémonitions horrifiantes qu’il pressent pour l’Allemagne. Face à la montée du fascisme et aux rassemblements du régime nazi, Lang croit fermement que le pays est emporté par la puissance du groupe et le pouvoir charismatique de son chef. Pour lui, la masse ne réfléchit pas, elle agît plutôt sous les ordres de son supérieur et profite précisément de sa condition d’indénombrable pour transgresser ce que, individuellement, l’être humain ne pourrait se permettre de faire de sang-froid. Avec le nombre vient donc l’anonymat.

Cette vision, si elle nous intéresse présentement en parlant du cinéma de la révolte, de l’ordre et du désordre, nous importe parce qu’elle s’avère représentative d’une évolution particulière du phénomène de la foule à l'écran. Personnifiée chez Eisenstein pour une des premières fois, elle prend avec Lang (qui emprunte curieusement au Soviétique quelques techniques de montage utiles pour traiter des mêmes sujets avec ses poules piaillant superposées aux commères du village) l’aspect d’une force sociale solidaire (Metropolis), puis une milice intimidante (Fury). Avec M comme film charnière où un attroupement de citoyens lynche le kidnappeur sans procès, Lang observe sa peur des regroupements évoluer avec la déchéance de l’Allemagne dans l’extrême droite, ce puritanisme germanique du XXe siècle. D’ailleurs, ne pourrait-on pas voir dans M la continuité logique de The Scarlet Letter où le « A » d’adultère aurait été remplacé par le « M » de meurtrier?

Fury nous introduit au versant sombre de l’Amérique et consacre le Lang des années 30 comme un anti-Capra, celui qui déniche dans la société son potentiel de cruauté plutôt que son patriotisme inné à développer. Spencer Tracy, l’Américain moyen le plus typique des années 30, incarne Joe tandis que Sylvia Sidney (première muse américaine de Lang) tient le rôle de sa fiancée. Comme le rêve américain l’exige, Fury débute par la pauvreté et l’exposition des espérances du couple. Avoir une maison, un chien et une station-service, voilà ce qu’ils aperçoivent en regardant au loin. Demeurant chez sa mère avant les fiançailles, la jeune Katherine ne se doute pas qu’elles seront retardées par un malheureux quiproquo. En route pour rejoindre son amoureuse, Joe est interrogé pour une affaire locale de kidnapping, puis emprisonné en attendant que la justice éclaircisse son cas. Plus rapides que les enquêteurs, les habitants du village où il s’est arrêté trop longtemps décident de le juger eux-mêmes. Bientôt, toute la localité se range derrière quelques élus pour mener l’assaut contre le poste de police. Malgré une fière résistance des forces de l’ordre, celles-ci cèdent sous le poids du nombre, le bâtiment est brûlé et Joe déclaré mort dans les décombres de sa cellule.

La deuxième partie de Fury s’articule sur son retour des morts et sa terrible vengeance. Le héros devient un être sans coeur espérant la pendaison de vingt-trois coupables au lieu de se dévoiler au grand jour et de les innocenter. Une mascarade juridique débute sans la complicité de Katherine pour se terminer sur l’accusation des présumés meurtriers. Coupables jusqu’à preuve du contraire dans un pays où la constitution exige l’inverse, ils sont condamnés après qu’un journaliste ait décidé de présenter les images du lynchage qu’il a capté avec son équipe de tournage des actualités. Intrusion du cinéma dans la cour de justice, le grand culot de Fury, après la critique de l'Amérique trop sûre d'elle, est de proclamer l’image plus vraie que la parole et l’écrit.

Suite à des attestations certifiées au nom de la Bible, la caméra du reporter vient démentir et prouver qu’il n’y a rien de religieux ou de céleste dans la loi et le coeur des hommes. Tout y est subterfuge, manigance égoïste. En mettant de l’avant l’image comme le garant de la vérité, en la désignant comme judiciaire autant que la promesse ou la plume d'un individu (les témoignages des accusés comme la fausse inculpation écrite par Joe lui-même), Lang confirme le septième art comme la véritable révolution sociale de son siècle. L’image juridique est donc aussi une image citoyenne. L'image altère le monde, car elle accuse ou réfute. Elle sert l’engagement et non plus seulement le divertissement. Sa métamorphose est graduelle comme la mise en scène évolue au coeur du film. Plus Lang dévoile les secrets de l’âme humaine, plus le gros plan s'avère son principal allié. Le général se rapporte au particulier. La révolte d’un village devient le crime des villageois.

D’autant plus supportée par un traitement exemplaire du son, la réalisation cherche à donner l’impression (par la présentation des indices inculpant faussement Joe, puis les lyncheurs) d’un alambic, d’une machine huilée où les séquences se suivent rapidement et sans coupure. De la réaction en chaîne exigée par Hollywood, Lang parvient à créer une architecture de l’ordre où la fatalité (précurseur à plus d’un sens du film noir) demeure omniprésente. Fury, comme ses autres grandes oeuvres, est un film moderne parce qu’il fonctionne à l'engrenage - les engrenages se mettent en marche uniquement par une coopération intégrale d'un mécanisme d'ensemble; tout le reste du septième art, lui, était encore à l’ère du charbon où chaque pelletée de pierres noires provoquait une émotion voulue, par à-coups, par saccades. Le cinéma était une question de provocation et d’aversion. Avec Lang, il se fait obsession et introspection.

Pour faire suite à ses schémas tourmentés de l'expressionnisme, le metteur en scène arrive à Hollywood avec une capacité inouïe à saboter notre éducation morale. Il vient gâter notre crédulité et montre tout à coup que l’homme est fondamentalement sauvage. Il n'est ni bon ni mauvais. Il est amoral. Comme les nains de Les Nibelungen s’opposent aux rois habillés de toges parfaitement rectangulaires, l’homme selon Lang est une forme malléable en quête d’ordre. Il aspire à l’organisation et craint finalement qu’elle ne gruge son désir de liberté, car avec l’ordre survient la restriction, la classification abusive (celle de Metropolis). La résolution de ce paradoxe serait, pour lui, la quête solitaire de chaque individu se respectant. Il n’y a pas, comme dans la conclusion de Metropolis, de réconciliation possible dans le monde réel où l’esprit (libre) rejoint le corps (organisable). Avec Fury, l’heure n’est soudainement plus à critiquer l’écart entre les riches et les pauvres comme dans les années 20 (entretemps, le krach fit sa part de ménage), mais plutôt l'instant fatidique où l’Amérique, cet Éden de la modernité, doit apprendre à bien vivre avec ses acquis sous peine de sombrer dans le pire des désordres : le désordre organisé.
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Critique publiée le 10 avril 2012.