«
Trust no one, Jim. Especially not in the mainstream ». Ce conseil, proféré d'entrée de jeu, on pourrait presque penser que le cinéaste suédois Tomas Alfredson se l'adresse à lui-même à la veille de son premier film en langue anglaise. Comme un avertissement, un rappel que cette industrie avec laquelle il flirte élimine les créateurs - que les lois du marché écrasent sur leur passage aspirations artistiques et identité. Fort heureusement,
Tinker Tailor Soldier Spy, adaptation d'un roman de John le Carré datant de 1974, n'est en rien une abdication, une concession de la part du réalisateur de l'excellent
Let the Right One In. Après avoir appliqué son savoir-faire exemplaire à un genre, le cinéma fantastique, auquel il conférait une sensible gravité, voici qu'il met sa froide précision au service du film d'espionnage, auquel on peut dire qu'il rend ses lettres de noblesse. On pense évidemment au classique
The Spy Who Came In From the Cold de Martin Ritt, autre film inspiré de l'oeuvre de Le Carré dans lequel la cynique valse des idéologies plantait les protagonistes au beau milieu d'un champ de bataille incertain, où l'enjeu était autant l'enjeu lui-même que l'idée même de l'enjeu.
C'est-à-dire que les « camps » ne sont là que pour s'affronter, qu'ils n'ont d'autre raison d'être que d'être opposés. De la guerre froide, le cinéaste tire une atmosphère bien plus qu'un climat sociopolitique. Ainsi dépouillé de sa dimension idéologique, le conflit devient un gigantesque jeu où la collision entre communisme et démocratie n'est qu'un prétexte à cet univers d'apparences où les « vérités » sont chancelantes, où fidélité et allégeances sont autant de faux-semblants auxquels l'individu souscrit par intérêt personnel, pour survivre. La foi, le fanatisme, trahissent une naïveté qui ici s'avère inévitablement fatale. D'où ce parallèle dressé par le scénario entre l'infidélité (romantique) et la trahison (politique) : en amour comme en guerre, la confiance aveugle est l'ultime erreur que commet l'homme, animé par une sorte de faiblesse innée. Le film, dès lors que l'on a compris ceci, offre le récit du combat que se livrent cette objectivité nécessaire, ce détachement lucide et la défaillance des émotions.
Tout le film est donc à l'image de cette impénétrable performance que livre Gary Oldman, de son personnage et de sa présence ancrée dans l'effacement : précis, méthodique, attentif aux détails. Tandis que l'acteur, en retrait de l'action, réinvente de brillante manière la retenue, Alfredson multiplie tout en finesse les menues prouesses de mise en scène dans le but d'imposer sa logique. Sa poigne de fer commande le respect. Le suspense, élaboré avec rigueur et intelligence, est ici employé à la manière d'un élément atmosphérique, simple outil parmi tant d'autres plutôt que fin en soi. C'est un tour de vis, un resserrement de l'étau étouffant progressivement les protagonistes de ce film en forme de toile. En forme de toile, parce que les cadres eux-mêmes sont de tortueux enchevêtrements géométriques, parce que l'intrigue multiplie les ramifications dans lesquelles se perdent les pièces de ce complexe jeu d'échecs…
Tinker Tailor Soldier Spy est un diagramme sur lequel plane un épais brouillard se dissipant lentement, révélant ses ramifications au fur et à mesure que disparaît le voile des apparences.
Ainsi, l'embuscade sur laquelle débute le tout, complexe illusion que la suite des choses s'affaire à décortiquer, est filmée de manière à en accentuer l'aspect fabriqué : tous les artifices du suspense contribuent à l'impression d'une « construction ». Tant et si bien que nous nous trouvons, en tant que spectateur, devant une mise en scène qui est elle-même mise en scène en tant que mise en scène. La plasticité caractérisant la réalisation d'Alfredson est donc d'autant plus éloquente, évocatrice, qu'elle s'avère intrinsèquement discursive. «
Nothing is genuine anymore ». Sur cette phrase mélancolique repose l'ensemble du projet du cinéaste. Car, au-delà de la chute des idéologies,
Tinker Tailor Soldier Spy rend compte d'une déréalisation qui s'attaque aux fondements mêmes du réel. À force de douter, d'observer, de classer, de rationnaliser, le regard s'égare et la compréhension s'étiole. Paradoxalement, le film fait de cette raison maladive une nécessité - un mode de survie. Un peu comme la cruauté méthodique s'étant inscrite dans le quotidien des personnages de
Let the Right One In, nécessaire, contribuait à leur aliénation.
Mais, au-delà d'une esthétique soigneusement méthodique, c'est la forme même que prend le récit qui repose elle aussi sur cette idée d'apparences. Le film s'articule ainsi autour d'une série de témoignages, de souvenirs : diverses médiations du réel, divers intermédiaires par l'entremise desquels nous accédons avec une certaine distance forcée aux faits et aux événements. Si bien que, sous ses allures d'exemplaire « film d'époque »,
Tinker Tailor Soldier Spy s'avère profondément contemporain. Ses enjeux, au fond, sont ceux de notre époque où, à force d'informations, c'est la confusion de la distanciation qui nous guette. Par-delà l'élégance de ses accents rétro, avec tout ce que cela implique de maniérisme stylisé et de nostalgie, le film d'Alfredson est donc bien plus qu'un plaisant retour aux jours de gloires d'un genre en apparence anachronique. C'est l'affirmation virtuose de sa pertinence fondamentale et de la pérennité de ses enjeux constitutifs. Voilà ce que devrait dire un film d'espionnage en 2011. Voilà aussi, d'une certaine manière, ce qu'a toujours dit le film d'espionnage. Alfredson, en ce sens, démontre le potentiel infini du cinéma de genre - et du genre particulier auquel il a cette fois-ci choisit de s'attaquer.