DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Mystère Picasso, Le (1955)
Henri-Georges Clouzot

De la préciosité de la pellicule ou de l'abondance de peinture

Par Mathieu Li-Goyette
Comme s'il réalisait un autre de ses suspenses, Henri-Georges Clouzot s'est fait épauler par Claude Renoir à la caméra et Georges Auric à la musique. Comme s'il était question de filmer un accident trop vite arrivé dans le détour d'un chemin de campagne désert ou les manigances d'un coupable dans le grenier d'une école, l'auteur du Corbeau a décidé de filmer Picasso, la grande énigme créatrice du XXe siècle. Mais le maître du cubisme n'est pas une énigme et Clouzot aura tôt fait de le comprendre. Réalisant ainsi un film dépassant tout ce qu'il aurait pu envisager, il transcende sa propre mise en scène, son propre style, en offrant au peintre son regard de détective patient, celui qui guette et contemple les faits avant de se hâter à les interpréter, d'être celui qui tente de déchiffrer en déconstruisant pour mieux imaginer la construction originelle.

Mais qu'est-ce que c'est, déconstruire Picasso? Comme André Bazin le pointait à la sortie du film, ce n'est pas « comprendre » un artiste ni son génie (dont l'incompréhensibilité mène à l'emportement du regard et à une bonne part de sa suprême importance), mais là où le critique des Cahiers du Cinéma avait bien des portes à défoncer quant à l'autorité d'auteur de Clouzot (à savoir que Le mystère Picasso est effectivement un film dont la qualité est d'être axé sur Picasso sans non plus que ce soit ce dernier que l'on doive considérer comme le seul responsable de toute l'histoire; il fallait que Clouzot y soit et y soit de cette manière), nous préférerons nous retrancher dans l'imaginaire visuel du film, dans sa mécanique la plus évidente, celle d'avoir filmé le travail du peintre, ses gestes les plus précis comme les plus désinvoltes, à travers une fine toile permettant à son encre comme à ses couleurs à l'huile d'apparaître à l'écran sans jamais qu'on ait besoin de voir sa main les esquisser. Apparaissant devant nous, l'art transfiguré sur pellicule de Picasso semble immanent, atterri d'un autre monde où les formes s'animent et se font la guerre sur fond de musique tambourineuse.

Le mystère Picasso, c'est cette évocation du génie pur, une démonstration de la qualité d'un homme à prendre sur lui le poids de la représentation en inaugurant chaque nouvelle feuille blanche non pas par un croquis à la mine, mais bien par un trait noir et fier, puis un autre, puis une courbe, puis deux ou trois diagonales sans bon sens. À force d'additions, la somme des formes individuelles se transforme en figure, puis en image totalement intelligible avant d'être utilisée à son tour dans un dessin plus grand, moins compréhensible parce qu'il évoquerait que ce que nous croyions « poisson » pouvait aussi être « coq ». Peut-être les deux, peut-être un des deux seulement, mais l'importance de la démarche se trouve dans l'impossibilité d'en résoudre complètement la finalité. Dans tous les cas, une certaine dimension du réel vient se confondre avec une autre qui était sous elle. Picasso, comme Clouzot l'a fait dans ses films, ne scinde pas la réalité en une pluralité de possibilités individuellement plausibles, mais suggère plutôt que chacune d'entre elles pourrait être valable. Ainsi, notre regard est accroché comme la barbote sotte à l'hameçon et ce n'est que là, précisément là, que Picasso trace un trait dévastateur, une rayure impardonnable confirmant sans équivoque le sens du dessin. Chaque coup de pinceau, chaque coup de crayon supplémentaire ne sera alors que la confirmation, dans la surenchère la plus abstraite, de cette solution.

On l'aura compris, regarder Picasso travailler « en direct » (certaines coupes au montage rendent à l'un des dessins accomplis en cinq heures l'impression qu'il a été accompli en dix minutes), c'est donc regarder un artiste remodeler le monde pour lui trouver de nouvelles facettes. L'enquête que mène Clouzot à tenter de résoudre « le mystère Picasso » s'apparente d'autant plus à une étude de la perception qu'à un film sur ce peintre en particulier. Retenant de lui son regard de plâtre, si placide qu'on peine à y deviner qu'il désire tant d'allégresse colorée, le spectateur voit dans Picasso une certaine finalité du cinéma, de la notion de cadre et de création. Un film sur l'art par excellence, celui-ci innove par sa volonté à refuser les artifices esthétisants du cinéma (panoramiques, téléobjectifs, ralentis) et se contente de ceux qui y existent par défaut - la notion de cadre est une notion cinématographique, mais indicielle, conforme à la matière même du cinéma; le cinéma peut se passer de ralentis, mais pas de cadres -, ces notions les plus élémentaires que Clouzot utilise néanmoins pour mette en valeur son sujet. Le cadre fixe ne se soucie jamais du détail, il ne parcourt pas les toiles comme ces documentaires plus anodins où l'opérateur serait à la recherche du repli dans la tache de gouache. Ici, la prise de son captant (parfois) le coup de crayon suffit à nous faire ressentir la texture du feutre sur le papier tandis que la musique habite complètement le hors-champ laissant flotter la toile dans un espace impossible.

C'est alors qu'un renversement survient. La toile se décroche de son immuabilité, Picasso est derrière elle et cela fait bientôt quarante minutes que nous le regardons faire. Discutant avec Clouzot et le cameraman Renoir (neveu de Jean et petit-fils de Pierre-Auguste), il dit avoir besoin de temps. Il a besoin de « faire ses encres », il a besoin que Clouzot l'aide en trichant sur le métrage restant de la pellicule. « Il te reste seize mètres. Tu n'as plus que quelques secondes », dit le cinéaste. Tempête de gestes effrénés. Picasso s'empresse de terminer en improvisant, en faisant mille pirouettes avant de s'arrêter pour de bon. La pellicule de couleur se faisant plus précieuse, les dessins à suivre seront filmés par étapes. Chaque coupe est l'occasion de voir un nouveau bloc apparaître. Pour suivre le rythme de la caméra, l'artiste change sa méthode : du trait fin captivant dès l'esquisse, il passe aussitôt au large pinceau où l'importance du geste unique, des poils ne quittant jamais le canevas, donne aux oeuvres de la dernière partie du film cette impression de tornade arc-en-ciel. Les collages font culminer la danse courtoise entre Clouzot et Picasso, l'un et l'autre s'exerçant à ce qu'ils savent faire de mieux, tous les deux pour rendre hommage à l'art de l'autre. C'était en ce temps qu'il nous était donné de voir Picasso nous dessiner en plein visage, nous interpellant à prendre place entre sa toile et ses doigts; s'en allant ensuite dans son atelier sombre, irréel comme si Cocteau l'avait imaginé, le peintre a terminé sa performance, moment de bravoure incomparable du cinéma et des arts plastiques, captation intégrale du brio de deux génies et des joyeuses difficultés de leur art respectif. C'était au temps où la peinture retrouvait dans la simplicité la beauté des manières et où le cinéma, empêché par sa pellicule, se méfiait du temps qu'il prenait pour faire des plans. À la manière d'une couleur dont on n'avait jamais assez, il était encore possible de manquer de celluloïd dans l'appareil. C'est pour des raisons comme celles-là que, de bien des films sur l'art, nul ne semble encore égaler Le mystère Picasso, film d'un autre temps, documentaire épidermique sur le cinéma, la peinture et leurs vanités.
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Critique publiée le 20 mars 2012.