John Wayne recharge sa carabine d’une seule main. De l’autre, il abat à la volée ses adversaires comme des pigeons en même temps qu’il chevauche, sangle entre les dents, vers sa destinée. Le tableau est beau. Nous le connaissons par coeur (quoique peut-être moins bien qu’auparavant) autant qu’on l’acclamait en 1969, soit trente ans après
Stagecoach et trente ans après ce premier tour de manivelle, ce premier effet de ressort qui allait donner au western ses lettres de noblesse et son aura mythique. On s’en rappelle en bonne et due forme une fois l’an, comme s’il fallait veiller sur les morts du cinéma, ou peut-être plutôt sur ceux que le cinéma a produits. Et puisque ce rôle, Wayne l’aura voulu dès la lecture du livre, qu'il aura été impliqué autant dans la distribution que dans les rouages de la production du vieillissant Hal B. Wallis (producteur émérite de l’âge d’or hollywoodien dont la feuille de route va de
Casablanca à
Gunfight at the O.K. Corral en passant par les nanars d’Elvis), on lui donna l’Oscar du meilleur acteur, le seul d’une carrière pourtant truffée de rôles mémorables. S’en est ensuite allé
True Grit, submergé la même année par le succès populaire de
The Wild Bunch de Sam Peckinpah, par la vague « crépusculaire » qui allait suivre et qui, initiée par la jeunesse du nouvel Hollywood, n’allait pas comme un gant au réalisateur Henry Hathaway, à son producteur, à ses comédiens, bref, à l’équipe au grand complet.
True Grit serait donc l'un des principaux témoins de l’échec des studios.
Le fait est d’abord que John Wayne n’a jamais été un très bon comédien. Ensuite, Hathaway, habituellement bon metteur en scène injustement écarté de l’Histoire (il a fait une dizaine d’opus incontournables dont
The House on 92nd Street,
Call Northside 777 et
Niagara), ne fait pas de miracles. Or, en 1969, la faillite a déjà terrassé les studios. Plus personne ne sait diriger, voire manipuler, Wayne. Ford et Lang sont muselés, Boetticher écarté, Mann décédé, Daves dépassé et les petits doigts de
True Grit coupés, le coup de poignard juteux et explicite ne sont pas suffisants pour rajeunir l’arrière-garde. Tout le monde cabotine, trébuche, on rit du western parce que l’on ne pourrait le rendre de nouveau sérieux : quitte à perdre la face, autant le faire la tête haute. Cependant, vue la place que prend le genre, côtoyer la comédie ne lui sied guère et l’insertion des deux dans le même moule par des artisans si peu délicats ne peut engendrer qu’un soufflé essoufflé.
L’acteur apparaît ici comme l’ombre de lui-même (il n’y est qu’à moitié, un oeil en moins, le même que celui du mentor John Ford), obligé d’aider une fillette (Kim Darby) dont le père vient d’être assassiné. Lors de leur épopée se greffera à eux un ranger du Texas, La Boeuf (Glen Campbell, chanteur country auteur de la chanson thème), adjuvant à moitié utile à moitié nuisible comme Dean Martin l’était pour Wayne dans
Rio Bravo (une idole recyclée pour mettre un peu de pop dans le western). Mais malgré les géants du cinéma mis au service du film, l’oeuvre empeste la télévision - les plans d’intérieur déprimants, la mauvaise prise de son à rabais des années 60, les répliques trop jouées. La mise en scène d’Hathaway, qui s’essaie parfois à la caméra à l’épaule, a toute la maladresse d’un touriste s’adonnant à la langue du pays. Ces hommes ne sont plus de taille. Ils sont dépassés par une industrie qui les a pris de court, qui a remplacé entre deux banquets l’équipement lourd par le léger et, comble du drame, il semble que le constat aurait été fait ici au fil du tournage. Car de toutes les impressions que laisse
True Grit, c’est bien celle d’une touchante élégie qui demeure.
Il y aurait deux tangentes à
True Grit. D'abord, celle du récit et du personnage ivrogne de Wayne (Cogburn), crépusculaire dans le sens le plus naïf du terme, parodique à souhait pour un film alliant violence et rire gras, accompagné d’un ranger trop fier, d’une fillette au style petit garçon avec trop de cran pour sa taille et des canailles dont le dessein importe peu; ils fuient la mort, celle qu’annonce la venue éléphantesque de Cogburn, maître de sa propre loi. Cette loi, c’est celle de son «
grit », son courage, sa poigne qui a fait sa réputation de U.S. Marshall redoutable. La jeune Mattie voudrait que le meurtrier de son père soit pendu en Arkansas, La Boeuf voudrait le Texas, mais l’important, dit-on, c’est qu’il meurt.
Contrairement à la récente redite des frères Coen, le cadavre importe moins que sa pierre tombale. En ce monde où rien ne va plus, où les bandits (incarnés par Dennis Hopper et Robert Duvall) règnent avec une violence renouvelée (on y frappe les enfants, on y tue ses frères d’armes pour sauver sa peau), la grande figure westernienne revient à la charge, montre comment les choses devraient se faire, nous donne une leçon de carabine autant que de bon sens. De là le titre où «
true » devrait être surligné, où la véracité de la raison du héros est à l’épreuve de tout, de la qualité du film comme de l’industrie du cinéma qui aura voulu souligner ce dernier effort par une statuette dorée, aussi bizarre que
True Grit l’est. Mais puisque John Wayne demeure John Wayne, à ce genre d’hommes, il faut bien de grandes obsèques.
Celles de Wayne-Cogburn seront donc concrétisées tout au long du film. En effet, l’épilogue au cours duquel Mattie lui proposera d’avoir sa tombe aux côtés de la sienne est révélatrice du fin mot de l’histoire (du western). « N’est-ce pas rassurant, lui lance-t-elle, de savoir où nous serons enterrés? » À quoi il répondra : « Je ne suis pas encore mort », avant de s’en aller au loin à la manière typée des hommes de l’Ouest quittant leur dame. En ce sens, la deuxième tangente du film est celle du Wayne vieillissant n’ayant plus rien à prouver; une dernière aventure pour démontrer sa valeur de héros justicier suffira à justifier l’entreprise des producteurs. Dernière image du film marquée par l’acteur, sa monture et ses éperons, elle annonce enfin la mort certaine du genre : oui, un jour, John Wayne mourra, put-on dire à l’époque. Il s’agit en ce sens d’un testament plutôt que d’une mort.
Et pas même le talent d’Hathaway retrouvant tous ses moyens alors qu’il s’éloigne des villes pour s’enfoncer dans les campagnes, pas même la chimie du trio s’améliorant au fil du film ne sauvera l’homme de sa perte. Le parallélisme fortuit de ces trames (celle de Cogburn et de Wayne) lui aura néanmoins assuré le statut culte qu’il saura défendre contre le remake de 2010; Wayne et sa dernière chevauchée fantastique distillent les accrochages formels pour n’en tirer qu’un sentiment de nostalgie - la meilleure arme de l’âge d’or hollywoodien - et poussent à leur limite un homme qui ne devrait plus avoir à combattre. La guerre du Vietnam frappait à la porte et il fallait que les vétérans montrent le chemin aux plus jeunes. Hélas! Malheur pour les hommes de l’Ouest les plus âgés paradés ainsi fièrement, car la nouvelle génération suivra sa propre voie, remplacera la morale pour l’amoral, l’honneur par la convoitise, la courtoisie par la luxure. Voilà qu’aujourd’hui, Cogburn-Wayne aurait dû reposer en paix. Mais le peut-on, quand on est une légende du cinéma?
Lire notre critique de True Grit par Joel et Ethan Coen (2010)