DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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États-Unis d'Afrique, Les (2011)
Yanick Létourneau

Quand la musique enterre l'injustice

Par Mathieu Li-Goyette
Les États-Unis d'Afrique tente de trouver une solution à un problème. Plus précisément, il tente de filmer le parcours de l'homme de hip-hop Didier Awadi pensant avoir trouvé une manière de faire sa part. Mais le fait est que le « problème » de l'Afrique dépasse largement tout cadre qu'on voudrait apposer pour isoler le continent, le rendre analysable. En fait, aussitôt ce cadre (économique, sociologique, historique) déposé, des fuites se creuseraient dans ses rebords, de minces lignes noires s'échapperaient et d'autres pénétreraient comme dans une grande fourmilière. En fait, le problème fondamental de l'Afrique, c'est que ceux qui n'y sont pas et ceux qui y sont et en profitent un peu trop ont tout à gagner d'encadrer et de ré-encadrer toujours plus ardemment le continent. Tâchant de démentir l'exploitation de ces pays, l'Occident les utilise pourtant comme main-d’oeuvre bon marché, réserve minière mondiale numéro un et champs de café, noix et autres produits importés au conteneur. Félix Samba N'Diaye a passé une vie à documenter cet injuste retour des choses qui prive ces pays d'une indépendance économique - sans celle-ci, toute indépendance culturelle et historique demeure à peu de chose près impossible. C'est donc l'impasse. Les dictateurs se succèdent, les génocides et répressions attendent impatiemment d'éclore et les solutions, si rares, font face à des impératifs financiers souvent durs à surmonter. Ce n'est pas pour rien non plus que Sylvain L'Espérance, dans une logique intuitive qui n'avait rien de planifiée, a filmé l'écroulement de la société capitaliste (dans le Le temps qu'il fait, avec l'héritage de la caméra de Van der Keuken) pour se retrouver, probablement sans trop s'en rendre compte, obsédé à filmer le Mali et ce qui définissait ce pays et les peuples qui y vivent.

Un jour, car ce problème ne date pas d'hier, on crut bon, en parlant d'africanité, d'unir le continent en entier, d'en faire des « États-Unis » d'Afrique pour réunir leurs ressources et réorganiser les territoires non pas en fonction des anciennes colonies, mais bien en fonction du terrain et des anciennes terres. Sur un continent où des dizaines de cultures différentes se côtoient à l'intérieur de chaque état, l'idée d'états-nations est à réadapter, au moins à reconsidérer. Sur les traces d'Awadi, nous nous lançons donc sur le chemin de l'unification patriotique de l'Afrique dans l'enregistrement et la performance de son nouvel album : Présidents d'Afrique. Avec l'aide d'autres rappeurs comme Zuluboy (Afrique du Sud), Smockey (Burkina Faso) et M-1 (du groupe américain Dead Prez), Awadi doit voyager en France pour retrouver les traces des grands patriotes africains du dernier siècle; en Afrique, les archives audiovisuelles en piteux état l'empêchent de mettre sur pied son ambitieux projet. De l'INA, le rappeur part ensuite pour les États-Unis retrouver M-1, du renfort afro-américain en terre de Luther King et Malcolm X. En plus des discours de ces derniers, ceux de Mandela, Césaire, Sankara, Keita, Fanon, Lumumba et bien d'autres sont compilés et mixés par Awadi. Lui et ses invités chanteront des morceaux politisés par-dessus les voix des premiers mouvements de libération des noirs, les têtes pensantes de la négritude et autres leaders dont les discours ne sont plus étudiés en Afrique. Album qui se veut pédagogique avant tout, nous dit Awadi, Présidents d'Afrique a le lourd mandat de rendre dynamiques, populaires et accessibles ces paroles; les rendre au peuple africain pour qu'il puisse se les approprier de nouveau et les transporter avec lui dans un nouveau siècle.

« Les politiciens n'ont plus de charisme », dit l'artiste, qui en profite pour parler des destins tragiques de certaines personnalités exemplaires (Sankara au Burkina Faso, puis Lumumba au Congo). En même temps qu'il se veut un documentaire sur la création par collages et sur les possibilités politiques de l'art auprès des masses, le film de Yanick Létourneau n'oublie pas de nous dresser un portrait choc de l'arrivée des dictatures africaines au lendemain de la décolonisation. Ce retour à la case départ, influencé par des forces étrangères, a stimulé Awadi et ses complices dans leur création, un cri de protestation puissant contre la soumission du continent face aux puissances internationales. En passant près de la statue de la renaissance africaine érigée par le président sénégalais Wade toujours au pouvoir, le rappeur raconte comment le monument a été bâti par des ouvriers nord-coréens avec le trésor national et que les dividendes qu'apportera le tourisme relié au site seront empochés majoritairement par le chef d'État. « Tu fais un monument sur les indépendances africaines, sur leur renaissance et tu ne le fais pas bâtir par des Africains. Ça prouve qu'ils ne font pas confiance à ce que le monument représente », souligne-t-il.

Non loin de là, Smockey le rappeur burkinabé risque sa vie en critiquant ouvertement son chef de gouvernement pendant une remise de prix. Plus loin encore, M-1 explique comment le hip-hop a été américanisé, commercialisé, institutionnalisé dans un produit artificiel et consacré au triomphe de la société de consommation. Ses racines noires se sont perdues tout comme l'Afro-américain moyen semble s'être perdu. Pour M-1, le retour au Sénégal pour interpréter des morceaux en concert devient rapidement un retour aux origines en appelant aux Noirs de par le monde à retrouver l'essence de leurs ancêtres tout en s'ouvrant à l'Afrique pour la moderniser, la rencontrer dans une coopération solidaire capable de faire tomber les frontières, d'unifier les peuples et de créer ces fameux États-Unis d'Afrique, soit un regroupement de nations unies pour l'arrivée d'une nouvelle africanité complètement indépendante sur la face du monde.

Nul ne pourrait ignorer ce qu'a vu et décortiqué Létourneau dans son documentaire; la relève africaine passerait d'abord par cette conscience de l'art et la réappropriation des discours de masse. Si la forme des États-Unis d'Afrique n'innove en rien quant au schéma documentaire classique, il désire toutefois se démarquer des récentes productions de l'ONF handicapées par une rhétorique si pédagogique qu'elle en devenait facilement lassante. Avec Awadi, le spectateur ne s'ennuiera certainement pas : le rappeur est une célébrité pour quiconque a déjà foulé le sol africain, sa musique résonne dans le plus isolé des villages subsahariens et sa voix s'étend de Dakar à Kinshasa. Il représente peut-être le mieux ce qu'on espérerait d'un troubadour des temps modernes. Allant d'une ville à l'autre avec ses synthétiseurs et ses micros, il s'exerce sur des rimes résonnant dans les « I have a dream » et des « Je suis la race de ceux qu'on opprime ». Il prouve par là qu'un intervenant génial peut faire du moindre des documentaires (pas que Létourneau fasse dans le « moindre », mais admettons qu'il laisse à Awadi le soin de créer l'intérêt) la plus engageante découverte. Complètement soumis à l'artiste qu'il a suivi si longtemps, le cinéaste semble avoir oublié la poésie qui était le propre de son rôle de preneur de notes. Petit plan lyrique pour ouvrir l'oeuvre, puis petit plan tout aussi lyrique (c'est le même, à vrai dire) pour la terminer, il a laissé le soin à ceux qu'il filmait les honneurs de bien paraître. Face à la force surhumaine d'Awadi, le cinéaste s'est incliné dans la sobriété, cette politesse que certains pourraient interpréter comme un manque de style, mais que nous nous contenterons de louanger comme de l'émerveillement partagé face à la victoire de la musique sur la propagande, du rythme et des rimes sur la discorde des hurlements, échos des fantômes africains.
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Critique publiée le 2 mars 2012.