Là où beaucoup se sont intéressés à l'enquête, aux circonstances de l'arrestation, à la condamnation, aux erreurs que le système juridique aurait pu commettre, à la défense d'un accusé que seule la caméra peut en un temps aider, particulièrement lorsque celui-ci est noir - car l'Amérique, on le pense parfois, a fait de l'exécution capitale un prolongement de la ségrégation raciale -,
Werner Herzog ne fait ici que poser un regard d'un humanisme frappant, sans jugement, sans ambition précise, sinon celle de rendre compte de la profonde misère dans laquelle plongent tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, gravitent autour d'un tel événement : victimes, coupables, et leur entourage.
L'affaire ne laisse aucune place au doute, Michael Perry et Jason Burkett sont coupables d'un triple homicide, tragique épilogue d'un vol de voiture qui a mal tourné. Ils ne sont pas noirs. L'un est condamné à mort par injection létale, l'autre à quarante années de prison. Lorsque Herzog rencontre Perry, il ne reste plus au jeune homme que huit jours à vivre. Dès lors, le spectre de la mort hante le film comme un mauvais rêve, s'emparant du cadre à chaque photogramme. Qu'il s'agisse du pasteur de la prison, de la fille et soeur des victimes, d'une connaissance de Perry ou du père de Burkett, tous font le récit de la perte et de l’absurdité qui en résulte. Puis, comme un phare au milieu de l'abîme, la pensée du documentariste perce : «
I respect you because you're a human being and I don't think that human beings should be executed ». La réplique est brève, l'intention gigantesque, et la simplicité avec laquelle la rhétorique fait mouche nous perturbe autant qu'elle nous interroge. N'est-ce pas un crime de tuer un homme, aussi coupable soit-il?
Mais Herzog, nous le disions, n'a de partie que celui de l'Homme. Ce n'est donc pas de Perry qu'il prend à l'occasion la défense, mais de l'humanité dans un système qui en manque. Par là, il nous revient à l'esprit les terribles images de Kieslowski qui, par une mise en scène épurée et une comparaison des plus subtiles entre l'homicide et l'exécution, remettait en question la loi du talion légiférant le droit de tuer là où elle devrait le condamner. Si la force de « Tu ne tueras point » tenait précisément de l'égale violence avec laquelle victime et coupable étaient exécutés (faisant du coupable une victime à son tour), c'est à leur préparation méthodique que le documentaire d'Herzog nous renvoie. Chez Kieslowski, il s'agit de la vérification et de l'installation du matériel : le rideau défectueux, ultime limite entre la vie et la mort, le noeud coulant de la corde, la trappe, le bac de récupération...Dans
Into the Abyss ce sont ces quelques pas séparant l'avant et l'après que Herzog balaye d'un plan-séquence : la Bible, l'horloge, les sangles de la table.
Cependant, Herzog ne filme pas la violence, il la suggère par les traces qu'elle laisse derrière elle. Pour cela, le film fait un grand usage des archives de la police. Commentées par le cinéaste de manière factuelle, elles appuient les témoignages tout en en renforçant l'horreur. Mais ce qui frappe dans ces images, c'est l'immédiateté de la mort tout comme son imprévisibilité. Cette idée, qui traverse l’oeuvre d'Herzog, que la mort nous entoure et peut nous rattraper à tout moment. La mère de famille assassinée par Michael Perry cuisinait des biscuits au moment où les deux adolescents se sont introduits chez elle. La pâte est là, encore fraîche, on y distingue la trace de ces doigts travaillant à lui donner forme. De la même manière nous savons au moment du visionnement que l’exécution a eu lieu et que Herzog, au moment du montage, se repassait les images d'un garçon disparu. Ainsi poursuit-il la réflexion avancée dans
Grizzly Man en même temps qu'il emprunte l'étrange voie par laquelle son sujet se confrontait inlassablement à sa propre mort. «
What do you think about death? How do you feel? ». Ces questions glaçantes qu'il pose sans gêne sont celles que se posaient à haute voix Timothy Treadwell. Mais si elles nous traversent l'échine avec cette intensité si particulière, c'est parce que le dispositif cinématographique nous rappelle que ce qu'il reste des vivants n'est qu'une impression numérique.
Alors, en venons-nous à comprendre de quels abysses nous parle Herzog? Cet endroit dans les profondeurs de l'océan où la lumière ne peut se rendre, où l'obscurité n'a pas de limites. Et, en ce point le plus profond de l'existence où la solitude est quotidienne et l'espoir anéanti, se trouve pour seul réconfort la foi, fabrication artificielle de cet espoir perdu, celui que dans cette vie ou dans l'autre se présentera l'opportunité d'une vie meilleure. Ainsi, les derniers mots de Perry sont adressés à la famille des victimes : «
I forgive you ». Des mots qui résonnent comme de l'arrogance aux oreilles de la proche des victimes, mais des mots que Herzog, pour avoir tant insisté sur cette spiritualité et l'espérance d'une vie après la mort, nous rappelle que, dans la religion catholique, la miséricorde est l'accès direct vers la vie éternelle. Après dix ans de prison, après l'attente interminable d'une date de mort qui ne venait jamais, c'est probablement en tant que victime que Perry se voyait lors des derniers jours de sa vie. Le schéma du film, entre victime et tueur, s'est inversé. Pas légalement, mais émotionnellement au moins. À la violence du meurtre de la première partie répond la violence psychologique de la peine de mort dans un raisonnement cartésien qui n'en demeure pas trop loin de celui de Kieslowski. Entrer dans l'abysse, celui sans lumière de la famille des victimes, celui sans espoir du condamné. L'un a trouvé le salut dans la vengeance (sous l'étiquette de la justice), l'autre dans une foi fébrile, si peu probable entre ses quatre murs, qu'un étrange constat face à la mort et la valeur de la vie (au sens où l'entendait ce dernier gardien de prison : «
What are you going to do with your dash? », votre trait d’union, ce qui sépare votre date de naissance et votre date de mort sur une pierre tombale) naît au fond du spectateur. Des pensées terrifiantes, obsédantes.