DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Hellraiser (2022)
David Bruckner

Horreur sans corps

Par Sylvain Lavallée

Le Hellraiser (1987) de Clive Barker demeure encore aujourd’hui un film d’horreur des plus singuliers. Bien qu’il ait engendré une longue franchise, comme les Halloween, Nightmare on Elm Street et autres Friday the 13th de ce monde, cela n’a pu se faire qu’en trahissant l’esprit de l’original. En effet, les « monstres » d’Hellraiser ne sont pas les cénobites, ces démons sortis de l’Enfer pour satisfaire les désirs de celles et ceux qui veulent découvrir les plaisirs de la chair, pousser à l’extrême leur exploration de la jouissance par la souffrance. Quand Frank ouvre la boîte magique au début du film original, il le fait en toute connaissance de cause, en savourant d’avance l’idée que des crochets de fer perceront sa peau pour l’étirer et la tordre. Avec leurs vêtements de cuir noir, les clous enfoncés dans leurs corps et les mutilations exposant leurs entrailles, les cénobites renvoient à la culture BDSM, ou plus exactement à la perception de ces pratiques sexuelles par une société puritaine.

Le film a quelque chose d’une blague faite sur le dos de l’hétéronormativité, avec un clin d’œil de connivence lancé en direction de celles et ceux capables de comprendre le degré d’ironie. L’extrême violence sert de contrepoint à la rigidité de la prison du conformisme, échapper au mariage pour satisfaire des pulsions trop longtemps refoulées nécessitant un geste radical de la part de Julia, la protagoniste : nourrir de sang son amant d’autrefois, Frank, réduit à l’état de squelette dégoulinant. Le récit est soutenu par une logique d’une cohérence remarquable, du moins avant les dernières minutes (nous y reviendrons), alors que Julia parcourt les bars pour ramener des hommes dans sa maison et les tuer devant Frank, l’adultère se confondant au meurtre, le désir sexuel devant se satisfaire de la violence en attendant que le corps de l’homme soit suffisamment reconstitué.

Pourquoi parler si longtemps du film de Barker avant d’en arriver à la nouvelle mouture de David Bruckner ? Parce qu’il n’y a rien à dire sur son film, malheureusement, sinon que sans grande surprise (vous excuserez mon cynisme), il laisse tomber tout ce côté subversif. Il n’est certes pas le premier : dès Hellbound (1988) le deuxième épisode de la série, cela se perd, et il ne reste de la vision de l’écrivain britannique qu’un délire de gore malsain et d’effets pratiques ingénieux (ce qui, cela dit, n’est pas sans plaisir). En un sens, l’auteur lui-même est peut-être en partie responsable : avec Hellraiser, il adaptait son propre court roman (The Hellbound Heart, 1986), mais là où celui-ci se terminait en toute simplicité avec les cénobites honorant leur entente avec Kirsty, l’héroïne qui se dessine vers la fin du récit, dans le film ils la trahissent (et en même temps le texte d’origine), ce qui permet de conclure sur une surenchère spectaculaire d’effets spéciaux. À partir de Hellbound, il devient évident que nous n’avons retenu du film original que ces dernières minutes, lorsque les monstres deviennent véritablement méchants et cessent de répondre honnêtement aux désirs des humains.

Or, du moment que les cénobites sont de simples démons s’attaquant à des individus qui ouvrent la boite mystique sans savoir à quoi s’attendre, ils ne sont rien de plus que des variantes de Freddy, des boogeymen comme bien d’autres. C’est le cas dans le nouveau Hellraiser, la boite tombant dans les mains de Riley (Odessa A’zion) lorsqu’elle cambriole le conteneur d’un riche avec l’aide de son copain (Adam Faison). Elle découvre par hasard qu’elle peut modifier la forme de la boite, et que ce faisant elle déclenche un piège, une lame sortant à l’improviste pour faire couler le sang. Cette fois, dans une modification du mécanisme original, le cube doit suivre une progression précise, en réclamant une nouvelle victime à chaque changement de forme, jusqu’à ce qu’il atteigne la configuration ultime, son détenteur se voyant alors accorder un entretien avec le dieu des cénobites. Cela n’est pas sans poser des problèmes, le scénario devant justifier pourquoi Riley continue à jouer avec son cube maléfique (elle veut sauver son frère, la première victime) et comment elle peut y arriver sans devenir elle-même une tueuse (les morts doivent être accidentelles pour qu’elle ne se salisse pas les mains). Elle est l’équivalente de Kirsty, l’héroïne bonne et innocente des deux premiers films, mais là où chez Barker il s’agissait d’un personnage relativement secondaire, elle prend maintenant l’avant-scène.

Pas de Julia ici donc, à peine un Frank (nous apprenons l’existence de son équivalent assez tard dans le récit), et le film étant pratiquement dépourvu de sexualité, il ne reste qu’une horreur on ne peut plus conformiste. Il y a bien une scène, au tout début, où Riley fait l’amour avec son amant : elle lui demande d’aller « harder », plus fort, un court moment qui n’a aucune incidence sur rien, et qui semble exister seulement pour rappeler le BDSM (de manière tellement timide que ça en devient ridicule). Mais nous ne savons rien d’autre de la vie sexuelle de Riley, et Bruckner ne sait visiblement pas comment intégrer cet aspect au concept des cénobites, alors c’est à peu près tout ce qui reste de la vision de Barker, une réplique, une seconde, perdues au sein d’une œuvre impersonnelle. Aucune trace non plus de la sensualité du film original, dont la violence frappait d’autant plus que l’esthétique était particulièrement tactile, poussiéreuse et visqueuse à souhait. Nous avons plutôt des images lisses, désincarnées, qui ne savent pas trop quoi faire d’un corps humain. La nouvelle apparence des cénobites en témoigne bien : ils ont beau avoir des morceaux de peaux découpés, des clous et des entailles, ils semblent avant tout porter des robes de designer (et on ne lésine pas sur l’écho démoniaque dans leurs voix, pour bien s’assurer qu’on comprenne qu’ils ne sont pas très gentils).

Si au moins Bruckner trouvait moyen d’ancrer son récit dans un autre enjeu que le sexe : pendant un temps nous pouvons croire que le film tournera autour de la culpabilité de Riley, sa dépendance à la drogue la menant à se percevoir comme un fardeau pour son frère, sentiment redoublé lorsqu’elle se retrouve indirectement responsable de sa mort. Mais la trame demeure en suspens et n’aboutit sur rien, il ne reste qu’une femme essayant de survivre aux démons qu’elle a déchaînés. À la limite, qu’importe, les films d’horreur les plus efficaces sont souvent les plus simples, mais Hellraiser n’a justement rien de simple, autant parce qu’on nous amène vers une finale grandiloquente avec du CGI qui tombe du ciel (un film de 2022 ne peut pas se terminer autrement) que parce que le mécanisme de la boite devient inutilement compliqué, sans compter la durée excessive de près de deux heures.

Sans être particulièrement mauvais (ça se laisse regarder, comme on dit), le Hellraiser de Bruckner est d’un parfait inintérêt, que ce soit en lui-même ou comme une continuation de la franchise (ou comme une refonte de l’original). Excepté Clive Barker lui-même (avec Nightbreed [1990] et Lord of Illusions [1995] aussi), il n’y a que Bernard Rose, avec l’excellent Candyman (1992), qui a réussi à bien transposer au cinéma l’œuvre de l’écrivain. Dommage, car Barker demeure l’une des voix les plus imaginatives dans l’horreur (même s’il s’est détourné du genre depuis plusieurs années), l’une des plus pertinentes et incisives aussi, et Hellraiser en particulier méritait d’être revisité depuis notre contemporanéité.

Car il est impossible de lire le film de Bruckner comme celui de Barker, il n’y a pas de clin d’œil de connivence à une communauté qui pourrait s’identifier aux cénobites, ou du moins à celles et ceux, comme Frank, qui les appellent. Nous avons plutôt droit au typique produit de studio : un quota de représentativité bien rempli, une belle surface pour essayer de nous faire croire que nous ne sommes pas devant l’œuvre la plus hétéronormative qui soit. Un peu comme ces cénobites qui sont supposés nous dégoûter par leurs corps mutilés, mais qui se présentent à nous comme pour un défilé de mode vaguement grotesque, le vernis qui recouvre les images s’assurant que notre regard ne sera pas choqué. Pari réussi, rien de dérangeant pour personne, qu’un vague ennui conventionnel.

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Critique publiée le 1er novembre 2022.