Rares sont les films qui provoquent autant d’interrogations et de remises en questions esthétiques au fil de leurs visionnements.
La BM du Seigneur en est un, complètement à l’écart des conventions, niant l’existence des grands mouvements du documentaire et du cinéma qu’il utilise à son propre gré. Peut-être a-t-il des redevances à Pasolini, à Rouch, sûrement même, mais il faudrait les extraire avec une force qui ne saurait que fragiliser la coquille frêle du film de Jean-Charles Hue, une immersion au coeur du quotidien d’une famille yéniche dans le Nord de la France.
La BM du Seigneur est-il un documentaire? Est-ce une fiction? Est-il question d’un docu-fiction, « genre » il me semble moins populaire depuis que les grandes productions en ont fait le véhicule d’un nouveau réalisme briseur-de-quatrième-mur (
Cloverfield,
Paranormal Activity, etc.)? La réponse ne vient pas facilement, car si le présent document a l’aspect de la fiction et la magie d’une fantaisie spirituelle, il aspire à nous offrir un monde de « réel », d’apprentissage par l’image d’un peuple dont même la ligne rouge tremblante du correcteur Microsoft Office s’évertue à répéter l’inexistence.
Les Yéniches, pour ceux qui ne le savaient pas avant le film (et qui ne le sauront pas plus après tant Hue refuse de partager leur quotidien par un discours officiel de statistiques et d’histoire générale mal écrite), seraient hypothétiquement un peuple descendant des Celtes ou des commerçants itinérants juifs ou fils et filles de survivants de la guerre de Trente Ans et de Suisses de Berne. Une chose est sûre, c’est qu’il y en a plus de 400 000 en France (et environ 600 000 dans l’Europe tout entière), que seule la Suisse les a reconnus comme faisant partie d’un groupe culturel distinct (ils ont leur propre langue, le yéniche, pas trop loin du yiddish) et que si les Français les appellent « Tziganes blancs », ils n’ont de ressemblance avec ces derniers que l’habitude du nomadisme et de la réclusion. À les entendre parler, avec leur accent à mi-chemin des Ch’tis et des campagnards typés, le premier contact avec les membres hétéroclites du clan vivant dans un regroupement de campeurs motorisés a de quoi donner froid dans le dos. L’un des jeunes conduit en déchaîné au volant d’une BMW. L’aîné se réveille tranquillement, sort de chez lui et tire en l’air avec une carabine. Les engueulades et les joutes à coups de poings pour prouver qui est le plus fort a quelque chose du
Straw Dogs de Peckinpah. C’est brute, sans détour et viscéralement éprouvant de voir un quotidien basé sur le vol de voitures et les luttes d’égos familiaux. Les menaces s’empilent et la violence se fait routine. Ici, ça ne rigole pas du tout.
Cette idée de plus en plus populaire que le documentaire doit se flouer avec la fiction pour réinventer sa forme trouve ici une manière de détourner le cliché et les préjugés à l’égard des « gitans ». En leur donnant un récit qui leur est propre et qui nous amène à voir leur quotidien sous un détail permis seulement par le refus des structures narratives de causalités - tel événement ne mènera pas nécessairement à telle conséquence -,
La BM du Seigneur garde longtemps sa légèreté. Il la garde jusqu’à l’apparition d’un chien blanc que le protagoniste, Fred, croit être envoyé par le Seigneur. Dès lors, il cherchera à changer son mode de vie, à renoncer au vol de voitures et à la grossièreté de ses gestes et de ses pensées. Tout à coup, il se met à vouloir s’élever au-dessus de sa communauté, à regarder le ciel plutôt que la terre pendant que ses copains de ferrailles essaieront de le convaincre du contraire. Lutte incessante entre un regard terre-à-terre et un espoir d’élévation, l’histoire de Fred est le récit d’une hésitation, d’une recherche à tatillon d’un objectif qui ne saurait s’illuminer de lui-même; comme le film ne trouve pas facilement sa fiction, son protagoniste ne devient pas facilement un personnage. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi.
Parce que les « interprètes » font autant attention à leur image et qu’ils jouent des rôles avec un naturel à la limite du surjeu,
La BM du Seigneur avance sur cette mince frontière lui faisant dire qu’il est un film de fiction voulant se faire passer pour un documentaire, une oeuvre dont le jeu fait partie de la mise en document d’un certain réel. Ensemble, les Yéniches et Hue, font un film. Comme Rodrigue Jean l’a fait ici avec Épopée.me, comme Brault avec
Entre la mer et l’eau douce, il est question d’entreprendre une véritable démarche documentaire et de la transformer graduellement en oeuvre collective où des personnes jouant leur propre rôle à travers une histoire se révèlent enfin tels qu’ils sont. C’est une recherche de vérité en groupe, doublée dans le film de Hue d’une recherche de foi pour Fred, qui veut croire au Seigneur du récit incarné par le chien au même titre que l’on voudrait croire au réel incarné par la communauté.
Mais en remettant toujours tout en question, le spectateur se discipline au fil des images. Des obliques traîtresses nous font reconsidérer des cadres, des plans de grue d’une ambition rare rendent à l’isolement des Yéniches une force primaire, à juste titre celtique, au sein d’une France qui semble désertée par sa population locale. Un vol de voiture à la toute fin nous ramène au quotidien de la communauté, le découpage serré des engueulades mélange le réalisme d’une scène qui n’aurait pu être écrite pour une mise en scène qui ne pourrait être du documentaire. L’effet est choc, mais simplement trop au service d’une sensation là où l’histoire des Yéniches reste dissimulée derrière le cachet brutal de leurs passetemps. Une fois le dernier vol accompli, Fred est couché en croix sur sa BMW subtilisée et regarde le ciel en attendant une certaine délivrance. Incapable de trouver une fin, un achèvement à sa vie, il fusille ladite voiture qu’il a volée en échange d’une arme. L’absurdité le rattrape, l’expiation qu’il attendait du chien ne vient jamais. Son ami tue l’animal. L’autre pleure. Le film se termine sur un avion que Fred prenait auparavant pour un ange dans le ciel. La lumière n’était qu’une machine, cette petite histoire du Nord de la France n’était qu’une fiction; ce qui n’empêche pas la beauté de l’un et de l’autre, tout comme l’importance de croire au récit pour prendre en charge le réel et le cours si muable, lorsqu’on les redirige bien, des choses.