L'humanisme de Marx
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Un doux fatalisme plane depuis toujours sur le cinéma d'Aki Kaurismäki. Doux, parce qu'au fond, Kaurismäki est d'autant plus généreux, d'autant plus humain, qu'il est pessimiste - c'est-à-dire réaliste. Ses films sont depuis toujours lumineux, mais ils le sont parce qu'ils ont conscience de la misère comme de l'injustice, de la tristesse des individus comme des égarements de la société. S'il est le plus fin des humanistes, le plus vrai des socialistes, c'est que le cinéaste a compris que l'individualisme véritable implique la reconnaissance de l'autre, le respect de l'autre en tant qu’individu. Ses héros sont des rebelles solitaires, placés de gré ou de force en marge de la société, qui sont pourtant habités par un profond sens de la communauté. Voilà pourquoi ses vieux roublards peuvent s'appeler « Marx » et pourquoi, aussi, nous ne sommes pas surpris outre mesure lorsque ses inspecteurs à l'air inflexible révèlent au bout du compte qu'ils possèdent un coeur d'or.
Mettons les choses au clair. Le Havre, ça reste du Kaurismäki pépère. Ça ne possède en rien la fougue et la dégaine de ses films des années 80. Ça prend un verre de blanc au bistro du coin là où, dans le temps, ça buvait son vin à la bouteille sans faire de manières. C'est un peu plus calme, un peu plus sage. Bref, ça ne cache pas son âge, ce qui est un peu rassurant, au fond : c'est la preuve que l'homme révolté peut trouver sa place dans l'ordre des choses sans se compromettre, se poser sans se trahir. Il faut accepter ce fait pour apprécier pleinement le film qui, une fois cette inévitabilité admise, s'avère noble et beau, d'une manière naïvement chaleureuse, à la fois joyeusement fantaisiste et ingénieusement réaliste. D'une certaine manière, le film repose sur ce conflit naturel entre la réalité strictement cinématographique qu'il construit et le réel, qui s'insinue par le biais du sujet ou encore d'un reportage télévisuel dont les images terre à terre détonnent face à cette beauté très ordonnée que cultive Kaurismäki.
Chaque plan « fige » ainsi le pittoresque, le capte si clairement et l'assume si pleinement que le moindre élément peut y devenir émouvant. Par conséquent, lorsque le banal fait intrusion dans le cadre, son exécrable vulgarité est immédiatement exposée : les policiers et leurs uniformes, le camp de détention pour immigrants clandestins, la télévision… En créant ce havre selon ses désirs, au gré de sa sensibilité poétique et à l'abri d'un présent stérile, le réalisateur élabore un espace formel particulier où jure la laideur du réel. Par ce parti pris, le cinéma renoue aussi avec une totale liberté : celle de la théâtralité, du style à l'état pur sur lequel est fondé le cachet unique de cette réalité cinématographique qu'il fabrique affectueusement. Détaché de tout désir de « faire vrai », le film trouve néanmoins le moyen de rester lié au réel : par les enjeux qu'il soulève, par le sens qu'y prennent les ruptures de ton…
Le cinéaste finlandais ancre donc d'emblée Le Havre dans un romantisme propre au septième art, inspiré de ses codes et lié à ses mythes. On pourrait même dire que cet amusant prologue, que l'on croirait emprunté à un film d'espionnage, sert essentiellement à rappeler au spectateur le fait qu'il se trouve devant du « cinéma » au sens le plus pur du terme. Mais il le réintroduit aussi à cet humour décalé, un brin indolent, que Kaurismäki est depuis longtemps passé maître dans l'art d'élever au rang de vision du monde. Face à la subite (mais prévisible) mort de son dernier client, Marcel (André Wilms) n'a qu'une chose à dire : « Heureusement, il a payé ». La réplique est livrée d'une manière mécanique, expéditive, qui implique surtout que la vie continue. Attitude qui tient non pas de la résignation cynique, mais d'un tranquille détachement, que la suite des événements saura ébranler pour les bonnes raisons.
Cette nonchalance, c'est celle de la tradition burlesque à laquelle le cinéaste adhère fièrement en pratique et par le biais du clin d'oeil, donnant notamment un petit rôle anodin (mais riche de sens) au légendaire Pierre Étaix. Incarnant un médecin qui accepte de cacher à Marcel le fait que sa femme est gravement malade, on pourrait dire que l'acteur personnifie l'humour lui-même, son sens et sa raison d'être, soit combattre la fatalité. La même idée s'applique à l'échelle du film, la comédie étant employée pour dédramatiser des situations d'autant plus tragiques qu'elles sont ancrées dans une certaine actualité. L'efficacité du Havre en tant qu'oeuvre sociale repose aussi sur ce contraste entre l'apparente intemporalité du milieu qu'il dépeint, la nature vaguement anachronique des individus qu'il met en scène et cette problématique contemporaine qui fait intrusion dans leur monde par une brèche semblant s'être ouverte à même le temps. La clandestinité devient, par le fait même, une authentique « aberration »; et la critique de celle-ci émane autant de la forme que de l'anecdote.
La finale du film ne nous renvoie cependant qu'à une seule réalité, soit l'oeuvre de Kaurismäki elle-même. À ces bateaux qui, depuis Shadows in Paradise et Ariel, évoquent la promesse d'une vie nouvelle, d'une liberté possible. À ces amours qui sont comme des bouées de sauvetage à même un âpre quotidien, à cette solidarité instinctive unissant les désoeuvrés qu'il met en scène. Car Aki Kaurismäki est un cinéaste qui croit aux miracles, tout en sachant que ceux-ci se manifestent toujours à petite échelle, en dépit de l'univers. Le Havre, à cet égard, est sans doute l'un de ses films les plus ouvertement optimistes, l'amour dont il témoigne à l'égard de ses personnages étant presque sans bornes. Cette charitable bienveillance, entre des mains moins habiles, aurait facilement pu chavirer dans le registre des bons sentiments larmoyants. Fort heureusement, la douceur n'a pas eu raison de ce malin recul et de cette fine excentricité qui font tout le charme du cinéaste finlandais et de son oeuvre. Il signe donc avec Le Havre une émouvante réussite, une fois de plus.
Critique publiée le 2 décembre 2011.