Plus connu comme acteur que comme réalisateur, Roschdy Zem, fidèle compagnon de Rachid Bouchareb, réalise ici un brillant film judiciaire à mi-chemin entre le polar et la conspiration, entre un Oliver Stone français et
Un prophète de Jacques Audiard. Mais
Omar m'a tuer mérite bien plus que des comparaisons. En effet, poignant et réussi jusque dans ses interprétations fidèles aux images d'archives que l'on voit encore circuler sur la toile, l’oeuvre évite les pièges du genre et nous invite à nous renseigner sur l'histoire d'Omar Raddad, à en débattre et à isoler ce qui, d'une perspective extérieure à l'affaire, paraîtrait absurde ou juste. Sami Bouajila et Denys Podalydès s'envoient et se renvoient la balle quatre-vingt minutes durant en ne se croisant que très peu souvent - une accumulation d'informations pédagogiques, comiques, choquantes qui a le mérite de sensibiliser par la morale et non pas par les larmes. La chimie est parfaite, les tics sont justes et l'accent de Raddad évolue d'une époque à l'autre au fil de sa francisation. Sur les traces d'Omar, jardinier marocain injustement accusé d'avoir tué une riche bourgeoise dans la Chamade en 1991, Podalydès est Pierre-Emmanuel Vaugrenard, alter ego de l'académicien français Jean-Marie Rouart, auteur du livre
Omar: la construction d'un coupable, un genre de
In Cold Blood français, la curiosité morbide et l'accusation en moins.
Ce qu'il faut d'abord savoir, pour nous, spectateurs québécois, c'est que si l'affaire Raddad n'a guère été plus que l'objet de quelques manchettes ici, elle demeure en France l'un des mystères les plus couverts des vingt dernières années. Zem reprend donc à la lettre les informations divulguées par l'enquête, amalgame de nombreux enquêteurs différents dans le rôle de ce journaliste-écrivain sur les traces du véritable meurtrier et monte ainsi, en parallèle, l'histoire d'un Truman Capote moderne. À cet angle se déroulant en 1994, nous faisons des allers et retours en 1991 (l'arrestation), puis en 1996 (grâce partielle accordée par le président Chirac) et en 1998 (sortie de prison). Le film s'achève en 2002 alors que la justice française refuse toujours d'accorder à Raddad les tests d'ADN qui pourraient soit l'innocenter, soit l'accuser. Il insiste pour que ces tests soient faits, plaidant : « Je suis le seul à avoir quelque chose à perdre dans cette histoire ». Toujours refusé au moment de clore le générique de fin (suivi d'un touchant plan fixe du véritable Omar Raddad regardant dans le vide de l'attente), la sortie du film en juin dernier en France a relancé le débat. En date d'aujourd'hui, l'accusé gracié, mais jamais innocenté, attend les résultats de l'analyse d'ADN.
Aux côtés de Raddad, à qui il a emprunté son autobiographie pour faire de son film un portrait à multiples facettes du drame médiatisé, Zem réussit aussitôt à établir deux couches narratives qui se contrediront, non pas celles qui séparent Raddad et Vaugrenard, mais bien celles séparant les sphères sociales et privées. D'un côté, l'écrivain tente de prouver que le meurtre commis par un jardinier qui n'est pas un assassin de profession était impossible (la victime fut retrouvée transpercée de quinze coups de couteau, dont plusieurs l'ayant éventrée) et de l'autre, l'avocat manipulateur Vergès (Maurice Bénichou) prononce cette fameuse phrase : « Il y a cent ans, on condamnait un officier, car il avait le tort d’être juif, aujourd’hui on condamne un jardinier car il a le tort d’être maghrébin. » Manipulation de l'information dans le but de s'attirer l'opinion populaire en évoquant le souvenir de l'affaire Dreyfus, la déclaration de Vergès ouvre ici le film et nous indique qu'
Omar m'a tuer portera aussi sur l'absorption des faits judiciaires par une volonté éditoriale, de scandales et de débats populistes. Parce que la victime n'aurait pas fait l'odieuse faute d'orthographe dans le « Omar m'a tuer » écrit en lettre de sang à côté de son cadavre, une certaine partie de l'opinion populaire se rangera derrière Raddad, en particulier une opinion gauchiste qui mordra l'hameçon de Vergès et criera au racisme de la « vilaine droite ». Parce que Raddad était Marocain, le débat contamine immédiatement les autres instances médiatiques et l'affaire n'est plus un combat pour la vérité, mais bien un forum sur la xénophobie.
Que la victime ait fait une faute d'orthographe ou non, que Raddad soit Marocain ou Français, la présence d'une poignée de faits contribue néanmoins à renforcer l'innocence plausible de l'accusé. Zem s'intéresse à cette partie et ne tombe guère dans le misérabilisme d'un immigré rejeté par sa communauté et c'est là où son film surprendra le spectateur qui pouvait craindre une énième complainte de la condition maghrébine, ces films mélodramatiques visant à presser de l'oeil de l'immigrant quelques larmes nostalgiques face à une spécificité nationale bafouée. Beaucoup de chemin a été fait depuis ces oeuvres polémiques portant sur les déambulations d'un étranger dans une société nouvelle (voir
La faute à Voltaire de Kechiche). 2011 n'est plus le temps des martyrs et c'est en abordant l'affaire Raddad avec une prudence exemplaire face aux stéréotypes que Zem discute de justice sociale plutôt que de couleur de peau. Il y critique un système biaisé contrôlé par des avocats richissimes et des juges corrompus. Un milieu huppé fondé sur une secte de la fortune (celle de la bourgeoisie de la victime) protégeant ses arrières; une femme est morte, pourquoi chercher à accuser un compatriote de ces cercles sélects quand la faute pourrait banalement retombée sur les épaules d'un jardinier ayant de la difficulté à s'exprimer en français?
Film de conspiration dénonçant la pyramide sociale française,
Omar m'a tuer fait la démonstration de son fonctionnement : le haut, toujours moins nombreux que le bas, sacrifie ces pions pour sa survie et pour protéger son honneur d'un commun accord avec ses semblables - la réflexion, jusque dans la prison retenant Raddad et jusqu'aux pages de Vaugrenard, se maintient et nous expose un dysfonctionnement profond de la France contemporaine. Extrêmement rapide dans son exposition des faits et dans la comparaison des plaidoyers aux flashbacks, le rythme du film lui évite de nombreux clichés, à commencer par la relation qu'entretient l'écrivain avec son assistante. Seul personnage apte à faire jaillir un peu d'humour de l'ensemble plutôt glauque entourant la quête sans espoir de Vaugrenard, l'intrigue amoureuse est esquivée (bien qu'elle était apparemment prévue dans la première version du montage) et l'intégrité de chacun demeure :
Omar m'a tuer, quoiqu'on puisse en penser, n'a qu'un seul et unique objectif en tête et ce n'est pas d'accuser, mais bien de montrer une certaine réalité dans le respect et la noblesse de la résistance de Raddad lui-même vis-à-vis la justice française; de montrer comment il est impossible qu'Omar ait tué et comment il est possible que le jugement (de cette affaire comme de toutes les autres) ait tué, lui, le coupable qu'il avait pris en grippe.