Lorsque
Yôjirô Takita remporta l'Oscar du meilleur film étranger en 2009 pour
Departures, le monde s'étonna de le savoir ancien réalisateur de films pornos. Comme lui, les maîtres de la nouvelle vague du Pinku des années 90 (parmi lesquels figure en tête de proue
Hisayasu Sato, réalisateur de
Love & Loathing & Lulu & Ayano) font bonne figure à réintégrer le circuit à découvert de la distribution. Non content d'abandonner ce qui fut leur école - le cinéma de porno soft japonais permettait en effet au réalisateur de tourner l'histoire qu'il voulait en échange des scènes croustillantes désirées - ces cinéastes poursuivent leur quête des corps. Sato montrait le corps comme dernier refuge dans un Japon contemporain trop froid et confus tandis qu'ici, Takahisa Zeze en fera l'initiateur d'une réflexion spirituelle sur la mort et l'importance d'une vie bien remplie. Moins «
exotisant » que
Departures, qui s'attardait à des « détails japonais » pour la simple volonté de filmer une culture qui s'exporte bien à l'étranger, Zeze prend un parti pris classique tout en abordant un sujet des plus semblables. En effet, alors que son collègue a filmé le détail de la profession d'embaumeur traditionnel au Japon, l'autre vient tout juste de terminer une oeuvre sur le travail des déménageurs-nettoyeurs d'une compagnie se spécialisant dans le classement et le tri des effets personnels du défunt. Deux films à près de trois ans d’intervalle, deux sujets a priori identiques dans leur excentricité, deux sensibilités différentes, mais surtout deux sous-textes complètement opposés. Takita, au bout d'une ère de calme et de prospérité, filmait le Japon dans tout ce qu'il avait de plus « prêt à mourir ». Une nation chargée d'une culture, d'une Histoire, qui s'apprêtait à s'enterrer dans le monde moderne par le biais de cette même tradition. Pour sa part, écrit avant les événements du tsunami d'avril 2011, mais réalisé pendant et après,
Life Back Then porte en lui le germe d'un cinéma de l'après-cataclysme, de l'après-noyade, mais surtout, de l'après-crainte nationale.
La peur d'une explosion, la peur d'une redite de 1945 et de Tchernobyl combinée à la destruction de nombreux foyers, voire des villages et des quartiers complets, conjuguent graduellement ce cinéma en réévaluation de ses priorités. Voilà pourquoi la structure de
Life Back Then est complexe et donne l'impression d’aller dans toutes les directions en même temps. Elle fait des allers et retours au gré des souvenirs du protagoniste Kyohei (Masaki Okada, jeune vedette montante du pays) et manie les genres (comédie romantique, tragédie, survie en montagne, film d'adolescents) à différents instants clés pour procurer à ce dernier la gamme émotionnelle qui expliquera son parcours vers une réconciliation avec ses propres souvenirs. Victime de son bégaiement chronique à l'école, il trouve refuge dans cet emploi inusité aux côtés de sa collègue Yuki Kubota (Nana Eikura, mannequin japonaise, mais aussi une grande actrice en devenir) avec qui il apprend à trier ce qui doit ou ne doit pas être conservé par leur entreprise. La vaisselle laquée, par exemple, ça se brûle comme un déchet. Mais si la vaisselle en question était double, présentée comme les bols préférés d'un ancien couple dont la femme vient de mourir, il faudrait alors garder précieusement les deux objets apparemment sans intérêt. Le travail de Kyohei et Yuki est précisément de lire les ustensiles, les boîtes à bijoux et les vieilles lettres d'amour : lire les objets, c'est ici prendre conscience des liens unissant les gens tout en faisant état d'une triste réalité, celle de la solitude dans la mort.
Selon Zeze, ses héros font partie d'une population de moins en moins encline à se rapprocher et qui se complaît dans l'enfermement. La séparation entre la sphère privée et la sphère publique étant toujours plus étanche - réseaux sociaux, passions démesurées envers l'écran comme manière de voir le monde, tout le monde -,
Life Back Then parle autant d'une nostalgie interne et propre au film que d'une nostalgie qui en dépasse le cadre et la diègèse. Le temps de l'avant-tsunami, de l'avant-technocratie sauvage, ce temps où, selon Zeze, les valeurs humaines régissaient les rapports sociaux. Selon lui, ce qui a frappé le Japon lors de la récente catastrophe, c'est autant la solidarité des sinistrés que la prise de conscience de l’état auquel les gens étaient parvenus. À fouiller les décombres des maisons à la recherche de souvenirs, le lien comme attache sociale au monde devenait tout à coup apparent. En ce sens,
Life Back Then se base sur une succession de microménages, de nombreux deuils après la tempête comme si chaque mort était un peu plus la métaphore de la plus récente tragédie qu'a vécue le pays.
Film sur la mort, une thématique qui obsède les cinéastes japonais, mais plus particulièrement ceux ayant oeuvré dans le Pinku, comme s'ils trouvaient dans ces aspirations philosophiques une manière de poursuivre une réflexion sur le corps comme agent de l'histoire d'une société, l’oeuvre de Zeze est un incontournable des dernières années défendu par un lot de performances hors du commun. Si la frivolité des genres et des styles coûte au cinéaste une reconnaissance parmi les plus grands (il y va moins fort ici que dans son plus hétéroclite et disjoncté
Heaven's Story), la relation unissant Kyohei et Yuki est nuancée et s'éloigne rapidement des clichés - pour autant que vous acceptiez son sentimentalisme aussi rose que peuvent l’être les cerisiers nippons le mois de mai venu. Elle, traumatisée par un viol, lui, par une famille en ruine, les deux se retrouvent et se tiennent l'un et l'autre à la source à la manière de deux évadés d'une prison d'angoisse et de modernité : s'échapper de la ville, s'échapper du boulot, quoi qu'il en soit, il faut courir et se tenir la main de peur de se perdre pour toujours. Ils arriveront au bout de leur parcours, au bout de milles anecdotes mélodramatiques, sirupeuses et larmoyantes à souhait, à leur dernière rencontre sur la plage d'une mer redevenue calme. Yuki mourra quelques jours plus tard à la suite du passage d’un tsunami et Kyohei, ironie du sort, devra nettoyer son appartement. La boucle se boucle, avec toute la force tragique d'un film bien scénarisé et acceptant le pathos classique comme moteur d'une réflexion bien plus profonde, bien plus importante : celle de la vie dans l'« après », d'une prise de conscience humaniste d'un Japon de nouveau sans repère, une redécouverte de la «
sur-vie », car survivre, pour Zeze le moralisateur bénin, c'est autant ne pas mourir que vivre plus que les autres.