La chair triomphante
Par
Olivier Thibodeau
Adepte d’une certaine maïeutique contemporaine, David Cronenberg a dédié sa carrière à l’épanchement de notre cerveau reptilien. Toutes les passions secrètes, les vices et les désirs qu’il contient maculent aujourd’hui son palpitant patrimoine pelliculaire, incarnés dans le spectacle grotesque de leurs manifestations physiques. Le sang, la salive et la sève sont l’émulsion qui donne vie à ses images, au même titre que le résonnement des rayons cathodiques qui anime ici ses personnages. En effet, bien qu’il s’agisse d’une œuvre particulièrement foisonnante, Videodrome s’inscrit parfaitement dans le corpus cronenbergien, opposant notamment l’univers virtuel de la raison à l’univers réel du corps, capitalisant sur leurs nombreux points de rencontre pour mieux évoquer notre condition « d’animal technologique ». Et même s’il semble prêcher la victoire de l’esprit via la destruction du corps, il présente en fait le suicide comme le faîte d’une liberté corporelle durement acquise face au dogme technologique.
Messie de la « chair nouvelle », Max Renn est le propriétaire véreux d’une station de télé torontoise au contenu sensationnaliste. Désireux de nourrir son auditoire, et par là même ses propres passions déviantes, il part à la recherche des producteurs de Videodrome, une mystérieuse émission de snuff dédiée à la torture et à l’exécution d’individus aléatoires. Victime des effets hallucinogènes de cette émission, il s’immisce ainsi malgré lui dans une guerre idéologique opposant la Spectacular Optical, compagnie d’armement qui souhaite l’utiliser afin d’éliminer la racaille avide de divertissement violent, et la famille O’Blivion, pour qui ses propriétés transformatives constituent la clé de l’évolution humaine.
Démontrant la virtualité de l’existence contemporaine via la multiplication des corps pixelisés, le film débute avec l’image désincarnée de Bridey, la secrétaire de Max. Apparaissant sur l’écran de son téléviseur pour lui rappeler ses obligations journalières, la jeune femme se substitue simultanément à un réveil-matin et à un agenda électronique, faisant de son humanité une surprenante abstraction technologique. Son patron, quoique de chair constituée, abandonne quant à lui sa vie au travail. Déjeunant de vieilles croûtes de pizza trempées dans un bol de café, il néglige son propre corps au profit du corps photographié d’une jeune Japonaise nue, gracieuseté d’un distributeur nommé Hiroshima Video. En effet, la réalité corporelle n’existe pas pour Max dans le désir prosaïque de subsistance, mais dans l’expression exacerbée de la concupiscence et du sadisme. Sa réalité n’est pas celle du corps déjeunant ou du corps négociant, mais celle du corps forniquant de la pornographie hardcore ou du corps violent de Videodrome.
À l’instar de Bridey, presque tous les personnages du récit sont introduits de manière virtuelle. L’espiègle Barry Convex par exemple, bonze de la Spectacular Optical, se dévoile d’abord à Max par le biais d’une vidéo explicative, confiant au petit moniteur de sa limousine la tâche de nous révéler ses sombres desseins. Le prophétique théoricien Brian O’Blivion, proche parent de Marshall McLuhan, n’existe quant à lui que par écrans interposés, n’apparaissant qu’à la télévision pour dénoncer la télévision. Préférant le monologue au dialogue, ces deux personnages emblématisent parfaitement la nature désincarnée de la déixis contemporaine, perpétuant à grand renfort d’affirmations dogmatiques le vaste dialogue de sourds entretenu par les différents groupes d’intérêts peuplant l’agora médiatique. Le talk-show de Rena King, auquel participent Renn, O’Blivion et la gourou des ondes Nicki Brand, nous confronte à la même réalité. Parodie grotesque de dialogue interpersonnel, il s’agit en fait d’un aboutage de chroniques individuelles telles que prescrites pour l’usage d’un auditoire avide de déclamations opératoires.
Heureusement, le plateau du Rena King Show constitue également le lieu de rencontre de Max et Nicki, marquant le départ ardu d’une relation véritablement humaine entre ces deux protagonistes. En effet, malgré sa sulfureuse robe rouge, la jeune femme nous est d’abord présentée comme une simple silhouette, objectifiée par les caméras monumentales pointées sur elle. Le plan est génial : Max occupe la gauche de l’écran, tandis que l’image désincarnée de Nicki apparaît sur un moniteur à sa droite. En parlant à la « vraie » Nicki, nous voyons donc Max parler à son double. C’est une relation virtuelle qui s’amorce sous nos yeux, le prélude d’une joute oratoire stérile entre blocs monolithiques, transformée en dialogue par les pulsions sexuelles « réelles » de ces deux personnages. Condamnant l’état de surexcitation propre à la vie contemporaine, Nicki se heurte en effet à la rhétorique de Max, qui utilise la théorie freudienne pour remettre en question son aguichant accoutrement. Forcée d’avouer son propre état de surexcitation, elle entre déjà en communion avec son luxurieux interlocuteur, partageant avec lui son désir brûlant, et contagieux, de personnification corporelle.
Vedette d’une émission radiophonique courue, Nicki Brand n’est jamais pour ses auditeurs une personne entière. Pire que Brian O’Blivion, qui apparaît à ses fidèles sous la forme d’un buste lumineux, Nicki ne se révèle aux siens qu’à travers sa voix désincarnée. Or, c’est précisément cette abstraction qui motive sa quête de plénitude, la propulsant vers le monde viscéral du sadomasochisme. Toutes les cicatrices qui la parent, les entailles sur ses épaules, les trous dans ses lobes, la brûlure de cigarette sur sa poitrine, se révèlent ainsi comme des tentatives désespérées pour retrouver son intégrité corporelle Pour elle, Videodrome représente l’ultime réalité. C’est l’abandon total de soi aux réalités immédiates du corps. Son désir de participer au tournage de l’émission ne provient donc pas d’un désir fou, d’un caprice, mais d’un simple désir de réappropriation corporelle.
Pour Max, disciple de Nicki dans l’art du sadomasochisme, Videodrome constitue également l’ultime réalité. C’est le Graal d’une quête amorcée dès le générique d’ouverture, alors qu’il scrute les photos graisseuses de Samurai Dreams à la recherche de l’élusif spectacle de la chair étrangère. Pour lui non plus, il ne s’agit pas là d’une échappatoire du réel, mais d’une tentative de communion avec lui. Voilà pourquoi il n’est pas intéressé par la trame narrative de cette émission ni par les douces bacchanales d’Apollo and Dionysos. C’est qu’il recherche la réalité de l’acte sexuel dans sa plus pure expression, « what’s really going on under the sheets ». Et si la pornographie hardcore est l’équivalent pour lui de l’acte sexuel réel, le snuff de Videodrome équivaut à la violence réelle, soit la plus grande lacune de son existence excessivement rationnelle.
La quête exaltée de Max porte finalement des fruits hypertrophiés, transformant ses désirs viscéraux en réalité corporelle. Sa métamorphose débute lors de sa première soirée avec Nicki, qui l’introduit alors aux plaisirs du sadomasochisme. Affairés à l’amour sur le plancher de son appartement, leurs deux corps se retrouvent soudain dans l’arène de Videodrome, ondulant lascivement sur un tapis de caoutchouc noir. Pour Max, il s’agit là d’une transition vers le réel, vers l’expression libre de ses pulsions viscérales. Héritage de Nicki, cette extériorisation passionnelle s’accélère ensuite rapidement, transformant le protagoniste en hermaphrodite meurtrier, une créature nouvelle tout de désirs cousue, mais surtout une créature essentiellement corporelle. Capable d’intégrer à la chair toutes les fonctions technologiques de la télévision, des lecteurs Betamax et des pistolets, il devient une entité pure, du moins une entité non cybernétique, n’agissant plus comme le simple vecteur des pulsions intrinsèques de son hôte, mais comme leur expression spontanée. C’est un corps vécu, triomphe de la réalité passionnelle de l’humanité sur la virtualité de l’existence médiatisée.
Critique publiée le 26 septembre 2016.