DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Red State (2011)
Kevin Smith

Vers une lente (et sanglante) résurrection

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Chaque film de Kevin Smith depuis Dogma (1999) semble être un nouveau clou dans le cercueil de sa carrière. Mais dans cette lente descente aux enfers, Cop Out (2010) constituait un nouvel abysse de médiocrité duquel on imaginait mal l'auteur de Clerks (1994) s'extirper. Cop Out était un long métrage lourdaud, stupide et ennuyeux; mais sa plus grande faute était, sans contredit, d'être le premier film du cinéaste ne s'adressant pas directement à cette poignée de fans fidèles qui ont fait de lui, à tort ou à raison, une figure culte. C'était un navet fait pour tout le monde, dans l'espoir que tout le monde l'aimerait. Or, le succès de Smith repose sur cette relation d'intimité qu'il a développé au fil des ans avec son auditoire : il est à la fois l'homme derrière la caméra et l'homme devant, celui qui, dans les trois volets de An Evening with Kevin Smith, partageait ses opinions, ses expériences de tournage, les anecdotes qui lui passaient par la tête… En ce sens, Smith est peut-être le premier cinéaste dont les « commentary tracks » de DVD sont plus intéressants, voire importants, que les films eux-mêmes. Ils limitent les dégâts et rassurent le fidèle en doute, rappelant que si ses films ne sont plus aussi bons, Smith lui-même est toujours aussi drôle.

Red State, en ce sens, corrige le tir. Ce n'est pas l'oeuvre d'un homme qui voit sa carrière au second degré, qui conçoit le cinéma comme une extension de sa propre petite entreprise narcissique de mise en scène existentielle. Red State possède une raison d'être : féroce, déterminé et souvent cruel, c'est un film franchement étonnant de la part d'un cinéaste que l'on croyait à court de conviction. Cela n'en fait pas, cependant, un film parfaitement accompli; et, bien qu'il s'agisse d'une authentique résurrection artistique, le triomphe demeure au bout du compte relatif. Même s'il change de registre complètement, passant de la comédie au film d'horreur, Smith demeure Smith : incapable de fournir une résolution satisfaisante à son histoire, il termine le tout dans le chaos et la facilité. Ce faisant, le troisième acte qu'il a concocté met en péril l'acuité de ce qui la précède - comme si, à court d'idées et incapable de répondre aux questions qu'il soulève, Smith avait décidé de clore le tout par une interminable fusillade ne réglant rien.

Voilà qui s'avère d'autant plus dommage qu'en renouant avec ses vieux ennemis les fondamentalistes chrétiens, Smith renoue réellement avec la pertinence. À défaut de finesse, il fait avec Red State preuve d'un mordant qui justifie les tactiques de choc qu'il emploie. L'horreur  découle ici du sujet, au lieu de s'imposer sur celui-ci comme une sorte « d'obligation cinématographique » forcée. Voilà qui fait de Red State un film d'horreur légitime, un film sur l'horrible. Ce groupuscule d'extrémistes religieux qu'il met en scène, Smith s'assure d'en ancrer la représentation dans une certaine actualité pour en amplifier l'inquiétante réalité : les premières images de ces fanatiques, manifestant aux funérailles d'un homosexuel récemment assassiné, rappellent celles d'un quelconque bulletin de nouvelles contemporain. Tant et si bien qu'en pénétrant dans leur Église, en assistant à leurs sermons et en révélant leurs cruels rituels, Smith semble simplement « exposer » l'irrationnelle nature d'une réalité donnée.

La première partie du film, en ce sens, exploite de manière particulièrement efficace les conventions d'un certain cinéma d'horreur américain pour livrer ses idées. Trois amis répondent à l'invitation virtuelle d'une inconnue qui leur propose une petite orgie en apparence expéditive et sans conséquences. Mais après quelques bières, nos fringants adolescents s'évanouissent sans avoir pu passer à l'acte. Lorsqu'ils reprennent conscience, ligotés et enfermés, ils découvrent à leur grand effroi que leurs ravisseurs - évidemment, ce sont les dangereux exaltés introduits au préalable  - ont l'intention de les punir pour leurs pensées impures. Faisant preuve d'une étonnante maîtrise de ses effets de mise en scène, Smith construit une étouffante séquence misant sur la claustrophobie pour séquestrer le spectateur aux côtés de ses protagonistes. Dans ces conditions, le long discours du Pasteur Abin Cooper (Michael Parks, saisissant) prend une connotation particulièrement sinistre… surtout que le cadre est constamment parasité par la présence d'une forme humaine voilée, accrochée à une croix.

L'atmosphère de cette formidable entrée en matière est si glauque, si sordide, que le virage plus absurde que prend le film avec l'arrivée du personnage de John Goodman offre au public une délivrance nécessaire. Malheureusement, Smith arrive mal à jongler entre les différents tons qu'il tente de faire cohabiter ici : son goût pour l'humour juvénile vient parfois nuire aux intentions sérieuses de son discours et les ambiguïtés morales de sa violente conclusion auraient gagné à être exploitées avec plus de nuances. Red State joue avec des émotions dangereuses, telles que la haine et la colère, et tente assez noblement de forcer le spectateur à remettre en question sa propre vertu vindicative. Mais, comme c'est souvent le cas avec Smith, l'idée est présente sans que l'exécution ne soit exactement à la hauteur. Incapable de modérer ses pulsions, le cinéaste s'en donne à coeur joie dans l'exécution sommaire des protagonistes de son histoire sans nécessairement soutirer de cette violence son réel potentiel dramatique.

Heureusement, l'absence totale de retenue de Smith finit par payer : son film atteint un degré « coenien » d'absurdité à force de revirements de situation tordus, l'épilogue de Red State rappelant à cet égard celui de Burn After Reading. Plus ingénieux qu'intelligent, Kevin Smith y glisse quelques blagues cyniques sur le pouvoir, jette un dernier regard désespéré sur l'Amérique qu'il a dépeint, puis, à l'intention de son révérend de malheur, hurle un dernier « shut the fuck up » irrité qui résume assez bien la substance de son propos. Éternel adolescent, Smith n'aura jamais la profondeur de ses ambitions - mais, enfin, il a retrouvé cette vigueur d'esprit narquoise et révoltée qui faisait de ses premiers films de jouissifs morceaux de pop culture un peu ordurière, mais perspicace. Red State n'est pas seulement un film de Kevin Smith dont on peut discuter. C'est un film de Kevin Smith qui mérite que l'on en discute. Voilà qui augure somme toute bien, après douze ans de déceptions, pour la carrière d'un cinéaste duquel on n'espérait plus grand chose.
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Critique publiée le 15 juillet 2011.