Beautiful Boy (2010)
Shawn Ku
Les parents du monstre
Par
Jean-François Vandeuren
L’apparition - et surtout l’inquiétante multiplication - des fusillades dans les institutions scolaires au cours des dernières années auront évidemment amené leur lot d’interrogations, de débats de société et, par la même occasion, de productions cinématographiques ayant voulu méditer sur le sujet tout en cherchant tant bien que mal à en révéler les causes. Du Elephant de Gus Van Sant au Polytechnique de Denis Villeneuve en passant par le Zero Day de Ben Coccio, chacune de ces oeuvres tentait à sa façon de s’immiscer « dans le feu de l’action » en s’intéressant avant tout à la jeunesse impliquée dans ces drames. Avec son premier long métrage, l’Américain Shawn Ku ose pour sa part donner la parole aux parents d’un jeune étudiant s’étant retrouvé au centre d’un tel massacre. Ku et son coscénariste Michael Armbruster nous amènent ainsi au domicile des Carroll, une maison typique des banlieues nord-américaines où une certaine harmonie semble toujours habiter les lieux, et ce, malgré un mariage battant visiblement de l’aile depuis déjà quelques années. Un soir, le couple formé de Bill (Michael Sheen) et Kate (Maria Bello) recevront un appel de leur fils Sam, qui en est à sa première année d’étude au collège. L’adolescent semblera étrangement épuisé et quelque peu confus, mais rien pour inquiéter le couple outre mesure. Le lendemain, celui-ci apprendra qu’une tuerie est survenue sur le campus où se trouve leur progéniture. Qui plus est, c’est ce dernier qui serait à l’origine de ce bain de sang. Anéantis par la tristesse et l’incompréhension, Bill et Kate tenteront d’échapper au battage médiatique entourant l’incident, mais en continuant de se poser les mêmes questions que le reste de la population, à savoir ce qui a bien pu se passer pour que leur enfant en vienne à commettre un geste aussi monstrueux.
C’est donc sur cette longue et pénible période de deuil que le nouveau venu concentre la grande majorité de ses énergies dans Beautiful Boy. Ku fera d’ailleurs preuve d’une retenue admirable dès le départ en ne présentant l’incident qu’à travers les bribes de quelques reportages télévisés et les réactions de différents individus. Le tout débutera en soi par un exode du domicile familial qui amènera d’abord le couple à passer plusieurs jours chez le frère de Kate avant une dernière escale dans un motel où sa déroute émotionnelle atteindra son paroxysme tout en amenant avec elle une certaine promesse de jours meilleurs. Une période que le réalisateur abordera avec la plus grande sensibilité, tandis que plusieurs regarderont Bill et Kate comme s’ils avaient commis eux-mêmes les actes de leur fils. Une tension et une pression que Ku soutiendra par l’entremise d’images simples, mais d’une puissance dramatique inouïe, accordant une importance particulière à la douleur toujours vive découlant de ce mélange corrosif d’émotions où s’entrechoquent continuellement tristesse, doute, colère, culpabilité et frustration dans l’esprit des deux protagonistes. Le but ultime du couple sera évidemment ici de renouer ne serait-ce qu’un tant soit peu avec le rythme d’une vie normale. Un désir qui se fera sentir, d’un côté, dans les habitudes nouvellement compulsives de Kate, qui tentera de remplir de nouveau son rôle de mère au sein du foyer de son frère et de sa petite famille et, de l’autre, dans la volonté de Bill de reprendre le travail le plus tôt possible comme si rien ne s’était passé. Mais encore là, le duo se heurtera à des barrières individuelles et sociales qui ne pourront que les confiner davantage à l’intérieur d’un huis clos physique et psychologique où tout est à l’arrêt, où aller de l’avant ne semble tout simplement pas envisageable.
Le premier exploit de Ku aura été, bien entendu, dans ce cas-ci de rendre cette période de noirceur précédant un retour inespéré à la vie à la fois prenante émotionnellement et captivante d’un point de vue cinématographique - on parle, après tout, de personnages se retrouvant autant au neutre que dans un état de progression et de régression. Il faut dire que le cinéaste fera preuve d’une grande empathie à l’endroit de ses deux protagonistes, dont il exprimera toute la vulnérabilité avec un tact exemplaire. Le couple formé de Maria Bello et Michael Sheen lui rendra d’ailleurs la pareille à l’écran en livrant de solides performances, très chargées sur le plan affectif, mais auxquelles il ne manque jamais de nuance. L’approche de Ku se révèle tout aussi pertinente dans son traitement des individus avec lesquels le duo entrera en contact, dont tout le support et la bonne volonté ne réussiront jamais à dissimuler complètement le profond malaise qu’ils semblent éprouver en leur présence. Une trame dramatique à laquelle le réalisateur rend on ne peut plus justice grâce à une facture esthétique qui n’aurait pu être plus en symbiose avec sa prémisse et ses nombreuses répercussions de toutes sortes. Une mise en scène sobre et délicate que vient parfaitement cimenter la direction photo de Michael Fimognari et la légèreté des notes de la bande originale de Trevor Morris qui, si elles s’avèrent toutes deux assez communes pour une production de ce genre, laissent néanmoins transparaître toute la charge dramatique du scénario de Ku et Armbruster, et ce, sans jamais la dénaturer. Fimognari privilégiera d’ailleurs une utilisation constante du gros plan afin de nous garder toujours le plus près possible de Bill et Kate. Le tout en capturant évidemment toute l’essence du drame en cours, mais aussi la portée sociale du discours prenant forme autant à l’avant-plan qu’à l’arrière-scène.
Au-delà des conséquences de ces actes, Ku et Armbruster accordent également une importance marquée à cette incessante recherche d’explications tangibles, et ce, autant de la perspective des deux parents que des personnes ayant été touchées de près ou de loin par les événements. Les deux scénaristes se seront d’ailleurs permis à cet effet de ne pas y aller d’un portrait exhaustif de l’adolescent à l’origine de la fusillade, nous laissant présumer un parcours de vie somme toute aisé, même si ce dernier aurait visiblement éprouvé de nombreuses difficultés à s’intégrer socialement. Le sentiment d’impuissance de Bill et Kate deviendra du coup on ne peut plus compréhensible. Car, après tout, des étudiants issus de milieux beaucoup moins favorisés n’en seront jamais venus à commettre un geste d’une telle violence. Comme le fera remarquer un écrivain désirant rédiger un livre sur l’affaire, peut-être qu’il n’existe aucune explication. Une telle noirceur pourrait se trouver en chacun de nous et il arriverait un moment où certains ne seraient tout simplement plus en mesure de la contenir. Du coup, Sam ne pourra plus être perçu comme le monstre que le reste du monde en aura fait au départ. Du moins, pas du point de vue de Bill et Kate, qui n’auraient jamais pu renier unilatéralement leur fils quoiqu’il advienne, peu importe la gravité de la faute commise, et du nôtre par la même occasion. Et c’est cette fusion des regards qui permettra ultimement au cinéaste d’amener son public à se poser les bonnes questions et à éviter tout jugement hâtif, faisant alors fi de bon nombre de clichés généralement associés à ce type d’essais. Beautiful Boy se révèle ainsi une première oeuvre qui impressionne de par la densité de son approche d’un sujet difficile et la perspicacité et la sensibilité avec lesquelles il sera parvenu à parler d’un drame aussi inexcusable qu’inexplicable.
Critique publiée le 18 juillet 2011.