En plus d’un succès critique et commercial lui ayant permis d’attirer l’attention de plusieurs joueurs importants de l’industrie,
Denis Villeneuve aura acquis de sa première aventure en terre hollywoodienne un nouveau complice avec qui la chimie se sera visiblement très vite installée.
Jake Gyllenhaal se retrouve ainsi deux fois plutôt qu’une au générique de ce second opus de langue anglaise du cinéaste québécois. Une oeuvre aux moyens, certes, moins imposants que ceux dont Villeneuve aura bénéficié pour
Prisoners, mais dont le résultat formel s’avère néanmoins beaucoup plus concluant. Adaptation du roman
The Double de l’écrivain portugais José Saramago,
Enemy voit le cinéaste poursuivre son chemin dans l’antre du thriller psychologique et demeurer fidèle – à différents niveaux – aux thématiques à travers lesquelles il façonne son cinéma depuis ses débuts. Mais contrairement aux plus récents longs métrages du réalisateur, ces préoccupations servent davantage ici les rouages de l’intrigue et ses innombrables pièges narratifs, plutôt que ne soit poussée (un peu trop) la note en ce qui a trait à leurs implications morales.
Le présent récit nous invite donc à suivre le parcours d’Adam Bell (Gyllenhaal), un professeur d’Histoire sans histoires qui, un jour, en visionnant une production locale, aperçoit parmi les personnages secondaires un acteur lui ressemblant à s’y méprendre. S’amorce alors une quête de réponses qui tournera vite à l’obsession, laquelle mènera Adam à la rencontre de son double, Anthony, lui aussi curieux de savoir ce que tout cela signifie, et surtout implique. La thèse des frères séparés (littéralement) sera aussitôt suggérée, mais jamais prouvée hors de tout doute. La rencontre, qui aurait dû se dérouler sous le signe de retrouvailles émouvantes, tournera soudainement au duel lorsqu’un des deux partis verra dans cette situation peu commune l’opportunité d’assouvir ses propres pulsions. Une dualité naissante qui aura aussitôt des répercussions sur les deux femmes présentes dans la vie des jumeaux (interprétées par
Mélanie Laurent et
Sarah Gadon). La coexistence paraissant de moins en moins possible, Adam, dominé jusque-là par son reflet, devra jongler avec l’idée qu’il puisse lui aussi évoluer de l’autre côté du miroir.
À l’instar des essais les mieux ficelés du genre, Villeneuve et le scénariste Javier Gullón nous fournissent dès les premiers instants toutes les données nécessaires pour que nous puissions tenter de venir à bout de ce casse-tête cinématographique on ne peut plus sinueux sans avoir continuellement l’impression d’opérer dans le noir. Les objectifs et les stratégies propres à tout régime dictatorial sur lesquels insistera particulièrement le duo trouveront d’abord écho dans la relation qu’entretient Adam avec son amie de coeur, employant la sexualité comme une distraction devant l’empêcher de poser les bonnes questions et ainsi faire la lumière sur la vraie nature de l’homme (beaucoup trop) passif se trouvant à ses côtés. Suite à leur rencontre, chaque geste posé par Adam et Anthony prendra la forme d’une attaque calculée au centre d’une guerre ouverte entre les deux facettes d’un même spectre. Mais, comme en politique, ce seront les méthodes les plus sournoises qui se révèleront ici les plus efficaces. L’occasion est-elle venue pour un changement drastique dans la balance du pouvoir? La nouvelle figure dominante sera-elle tentée de saisir une telle opportunité pour jouir à son tour des méthodes préconisées par son prédécesseur?
Enemy s’impose autant comme une proposition quelque peu atypique qu’un projet s’intégrant parfaitement à la filmographie de Denis Villeneuve. Une intrigue menée avec flair et intelligence par une équipe d’artisans osant espérer que le spectateur saura faire part de ces mêmes qualités pour assimiler les rouages du spectacle proposé et en tirer ses propres conclusions. Aucun concept n’est jamais ouvertement expliqué ici, tout comme aucun conflit n’est jamais totalement résolu. À cet égard, Villeneuve effectue un travail d’une finesse étonnante, dirigeant sournoisement l’attention de son public vers le plus menu détail nécessaire à l’élucidation d’un mystère tirant ses racines autant dans le cinéma de David Lynch que celui de David Cronenberg et d’Alfred Hitchcock. La compréhension comme l’adhésion au présent récit reposent d’ailleurs en grande partie sur l’insistance du réalisateur sur le regard de ses personnages, nous laissant pénétrer petit à petit l’âme de ses sujets pour nous permettre de séparer la vérité du mensonge, le vrai du faux. C’est dans ces moments que s’illustre particulièrement cette distribution irréprochable, parvenant sans difficulté à communiquer l’essence de cette histoire torturée et tortueuse à travers le geste le plus subtil et nuancé.
Villeneuve soutient et manipule l’atmosphère sombre, troublante et on ne peut plus étourdissante de son film avec tout autant de dextérité, liant directement celle-ci à la duperie sur laquelle repose la relation qu’il entretient avec ses personnages, mais aussi avec son public. Une ambiance que viennent renforcer les cuivres de la trame sonore de Danny Bensi et Saunder Jurriaans tout comme les savants éclairages de la direction photo de Nicolas Bolduc, transformant les acteurs en vagues silhouettes évoluant dans la noirceur, ainsi que l’imposante symbolique entourant ces images venant matérialiser les codes les plus élémentaires du film noir. Le scénario de Gullón prend d’ailleurs plusieurs libertés à cet égard, notamment en ce qui a trait à l’évolution des relations hommes-femmes au coeur d’un contexte où sera (littéralement) écrasée la figure de la
spider woman. Chaque protagoniste tente ainsi de tisser sa toile tout en défaisant celle des autres tandis que plane la caméra de Bolduc au-dessus d’une architecture rappelant continuellement l’idée de dualité comme de duplicité. Un ensemble ayant pu prendre forme grâce à la propension du réalisateur à prendre tout le temps nécessaire pour incorporer un concept à son univers, qualité d’autant plus notable ici étant donnée la forme énigmatique que prend rapidement l’exercice.
À l’instar de son compatriote
Jean-Marc Vallée, Denis Villeneuve sera lui aussi parvenu à prendre du galon en tirant profit de la latitude comme des contraintes venant avec une production à plus petit déploiement pour sortir de sa zone de confort et s’éloigner de ses méthodes habituelles. Le résultat n’est évidemment pas parfait,
Enemy laissant paraître certaines maladresses formelles et narratives auxquelles n’échappent pas toujours ce genre d’initiatives. Le présent effort apparaît tout de même beaucoup moins rigide qu’ont pu l’être certaines des réalisations antérieures du cinéaste, dont les élans auront parfois été étouffés par une trop grande insistance au niveau des intentions du discours. En revenant au simple désir de mettre en scène une intrigue, de piéger le spectateur par le biais de mécaniques bien huilées plutôt que de tenter de le manipuler sur une base morale, Villeneuve se sera libéré du poids immense qu’il s’était lui-même mis sur les épaules en voulant traiter de sujets de société plus durs et significatifs. Ainsi, malgré une feuille de route particulièrement chargée, Villeneuve signe avec
Enemy son métrage le plus fascinant depuis
Un 32 août sur Terre, aboutissement d’une démarche moins hermétique, plus inventive, parvenant à cette confusion émotionnelle au niveau du raisonnement à laquelle aspire le cinéaste depuis ses débuts.